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Triptyque

Contrôle des esprits

 

Résumé

Frédéric a visité sa sœur Colette. Ils ont parlé politique, et bien sûr de Samia, et bien sûr de l'amour, cette maladie qui s'attrape comme la rage. Qu'est-ce que sait Colette, à propos de la mort de Suzanne ? Frédéric le saura plus tard, le lecteur aussi...

 

Bienveillance sélective – Devoir de mémoire – Innocence collective – Une idée démoniaque – Baisers d'adieu – Embauche de minorités – Leçon de courtoisie – Faux rendez-vous.

 

J’ai accompagné ma sœur jusqu’à chez elle. Une soirée avec Colette me guérit de beaucoup de choses. Si seulement elles étaient toutes comme elle, avec cette sagesse de femme, cette finesse, cette écoute, cette bienveillance… Encore que pour la bienveillance, elle a certainement des progrès à faire ! Quant à son écoute, elle est extrêmement sélective.

L’avenue Secrétan bruit de l’activité de la fin d’après-midi. Les récentes lois sur le tabagisme ont rempli les terrasses. Ces nouvelles contraintes ne dissuadent pas plus que les hausses des taxes sur les cigarettes ; taxes qui bien sûr sont justifiées par d’excellentes raisons, comme tous les vilenies commises par l’État pour retarder la culbute finale.

En descendant vers le métro Stalingrad, j’avise une plaque apposée sur un mur. Un an avant la Libération, soixante et onze enfants juifs ont été raflés dans cette école pour être envoyés à la mort.

Il suffit d’un peu d’imagination pour se représenter ces petits innocents terrorisés, brutalisés, sanglotant, arrachés aux mains de leurs proches, sacrifiés à une idéologie au bout de leur interminable voyage. Il suffit d’un peu d’imagination pour avoir le cœur au bord des lèvres.

Le génocide des Juifs a été une infamie. Son utilisation est une autre abomination. Évoquer ces enfants martyrs pour discréditer ses contradicteurs, ce n’est pas révéler une belle âme…

Oubliant Suzanne, Valentine, Samia, Isabelle ou Françoise, j’attends pour traverser le Boulevard de la Villette tout en suivant le cours de mes réflexions. Ainsi, la monstruosité du crime a fait naître une singularité morale : la sanctification du meurtre de masse absolvait en masse. Singularité morale, parce qui si l’on interdit selon le principe de la responsabilité individuelle la notion de crime collectif – criminel parce que partageant une appartenance avec un criminel -, on doit tout autant rejeter celle d’une irresponsabilité collective – innocent parce que partageant une appartenance avec des victimes innocentes.

L’idée si tentatrice d’une innocence collective est porteuse d’un interdit absolu. L’antisémitisme, qui devrait n’être, comme le racisme, qu’une opinion méprisable, beaucoup l’élèvent imprudemment à la dignité d’un sacrilège. Toute accusation d’antisémitisme vaut excommunication. L’idée fait son chemin, et l’on voit maintenant un autre peuple, peut-être instruit par l’exemple, inventer l’islamophobie, et faire référence à l’antisémitisme pour échapper lui aussi au questionnement, qui fonde depuis plusieurs siècles la culture occidentale.

Ce principe porte en lui de façon latente sa propre démesure. Créer des interdits souverains, c’est mettre en marche des bombes à retardement. L’être humain a un goût irrépressible pour la liberté. L’aventure humaine en est la conséquence. Le contrôle des âmes, pour être effectif, exige toujours plus d’extension. Dès lors, l’hérétique peut être condamné non seulement sur la base de ses dires et de ses écrits, mais aussi sur l’interprétation qui peut en être faite, en créant un climat favorable à l’hérésie. Les interdits absolus peuvent étendre leur champs d’application à l’infini. Non seulement les paroles, les écrits, mais les pensées, les arrière-pensées supposées, et jusqu’à l’interprétation qui peut en être faite de façon malveillante…

En arrivant au métro Stalingrad, il me vient une idée proprement démoniaque, que je caresse néanmoins un instant, comme on effleure une bête dangereuse : l’instrument que constitue pour certains Juifs l’interdit lié à la Shoah, c’est le couteau de Shylock ?

J’insère mon ticket, et sens un corps se presser contre le mien. Le resquilleur sourit de toutes ses dents quand je me tourne vers lui, sans animosité. Après tout…

Un groupe de très jeunes filles monte à la station Barbès. Elles parlent haut, provocantes. Leurs vêtements aux couleurs vives se marient avec leur peau sombre. Je les considère avec sympathie, en ayant garde de le montrer. Il faut s’interdire tout ce qui peut être mal interprété.

 

J’ai appelé Françoise à propos de son blouson, et elle m’a arraché sans difficulté un hébergement dans la chambre de bonne de Montparnasse, prétextant le besoin d’être logée pour une nuit. Le lendemain, j’invente un rendez-vous avec Isabelle pour me débarrasser de ses importunités. Françoise m’accompagne jusqu’au métro et m’explique le trajet, comme si je n’avais pas vécu à Paris depuis pratiquement ma naissance. Direction Nation…Puis direction Vincennes. Nous échangent de rapides baisers. Elle a les joues humides. En descendant l’escalier, je me demande si je la reverrai un jour.

Autrefois, on disait Direction Nation par Barbès, ou Nation par Denfert. Maintenant, on indique les numéros des lignes, et chichement. Quand est-ce que les Français vont acquérir la science de la signalétique ! Je m’énerve en marchant rapidement au milieu de la foule compacte. Je commence à être en retard, et Isabelle est rarement disponible. J’aperçois une grande femme en uniforme, plantée à la jonction de plusieurs couloirs ; sans doute une de ces personnes embauchées à bas salaire pour faire de l’emploi. J’ai entendu dire que la RATP en a recruté quelques milliers, de préférence parmi les minorités visibles. Minorités visibles ? Dans certains endroits comme les transports en commun, ce sont les autochtones qui deviennent des minorités visibles ! Je m’approche de cette « facilitatrice, et lui adresse courtoisement la parole, un peu essoufflé :

- Excusez-moi, Madame, mais je cherche la direction Nation.

La jeune femme abaisse sur moi un regard scrutateur, sans dire un mot. Il me vient l’idée absurde qu’elle ne parle peut-être pas français. Au bout d’une seconde ou deux sous ces yeux fixes, vaguement réprobateurs, je vais tourner les talons quand elle articule, en séparant bien les deux syllabes :

- Bon-jour.

Ce n’est pas le « bonjoureu » délirant d’enthousiasme de l’imbécile de France-Inter, c’est un « bonjour » qui sonne comme un rappel à l’ordre. Ébahi, je reste un bref instant sans bouger, puis fais un petit signe de la main et m’éloigne, partagé entre le rire et l’indignation. N’est-ce pas du plus haut comique, cette Africaine venue donner des leçons de savoir-vivre dans un pays où le raffinement des manières a été autrefois unanimement révéré ? Des formateurs agréés RATP ont dû dégrossir cette brave fille. À défaut de lui apprendre à être utile d’une quelconque manière, par exemple en aidant les voyageurs perdus dans le labyrinthe de la station Montparnasse, ils l’ont chapitrée sur « l’attitude ». Il fallait qu’elle se fasse respecter, ne pas accepter les familiarités. Peut-être est-elle au naturel gentille et serviable, mais elle applique les directives à la lettre. Pour elle la politesse c’est « bonjour ». Louis XIV aurait pu multiplier les ronds-de-jambe, lui-même se serait fait gourmander faute de ce sésame. Presque à voix haute, je grince : « Putain, ça devient vraiment n’importe quoi, ce pays ». Je prends son portable pour appeler Isabelle, afin de m’excuser de mon retard. Puis je m’immobilise, aussitôt bousculé par une personne marchant derrière moi, qui me fait savoir son mécontentement.

Je n’ai pas rendez-vous avec Isabelle. Distrait, j’ai fini par croire à la fable que j’ai servie à Françoise. Jusqu’à sept heures du soir, je n’ai rien à faire. Je retourne lentement vers la sortie.

Quelques heures plus tard, quittant ma fille Mathilde qui n’a pu m’offrir que le temps d’un déjeuner, je décide de consacrer la fin de ce dimanche après-midi à ma mère. Je ne l’ai pas vue depuis le mois d’avril, quand j’ai profité de la voiture de Françoise pour aller jusqu’à la maison de retraite, en lointaine banlieue.

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