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Triptyque

Sur le Rio Amazonas...

Résumé

Samia, à Cartagène, a rencontré une jolie colombienne. L'espoir d'une liaison l'a rendue agressive envers Frédéric. Malgré ces invectives, celui-ci lui a répondu tendrement. Nous retrouvons notre héroïne dans la posada où elle s'est liée d'amitié avec un jeune voyageur polonais, et notre héros espérant trouver une compagne, au cours de son voyage brésilien.

 

Propositions intempestives – Complicité féminine – Drague sans conviction – Faveurs en série – Le monde clos des femmes – Scènes de la vie à bord – Confidences fabriquées.

 

- Alors, les amoureux !

Samia a un geste d’agacement. Les deux jeunes Québécois sont sympathiques, mais ils ne font pas dans la dentelle. Ils lui ont proposé de faire un échange de chambre, pour qu’elle soit avec Casimir. Elle a refusé. Ils ont insisté. Ces deux lourdauds voulaient rendre un service qu’on ne leur demandait pas ! À côté d’elle, sa tasse de café à la main, Kajou a un sourire gêné. Il a compris la situation, et est assez fin pour ne rien dire. Elle se tourne vers lui.

- Comment on dit, déjà ? Como se dice ?

- Dzien dobry.

- Dzien, c’est le jour ? el dia ?

- Tak, le jour.

Le soleil tout neuf crée dans la pièce sombre une trouée de lumière éclatante où scintillent les grains de poussière. Les mouches bourdonnent. Une ondée de fin de nuit a mouillé le trottoir, mais il sèche rapidement. Elle a hâte de sortir, de parcourir cette ville dont elle ne se lasse pas.

Quand elle revient dans sa chambre où somnole encore la jeune Hollandaise, elle fait quelques mouvements d’étirement, se réservant de faire une vraie gym en fin de matinée. D’abord, les courses. Il y a aussi sa leçon d’espagnol avec Dolores, à onze heures.

De retour du marché, elle accroche dans la cuisine son cabas plein de légumes et de fruits. Zanahorias, papas, pimenton, calabacin, aguacate… Ce soir, elle fera une soupe qu’elle partagera avec sa colocataire. Cela lui fera du bien de manger autre chose que des hotdogs et des sucreries. Elle lave quelques dessous dans le lavabo, et sourit en les accrochant à côté de ceux de Birgit. Dans les siens, on pourrait en couper trois à sa taille !

Elle traverse la réception, son sac à l’épaule et son carnet de croquis dans son sac. La dueña hoche la tête. Elle vit dans la crainte des voleurs et des impayés.

Dolores est toujours exacte à leurs rendez-vous. Elle parle d’une voix très douce, aussi douce que ses yeux ombragés de longs cils, sous des sourcils arqués. Un grain de beauté, sur la tempe, attire le regard. Sur les conseils de Samia, elle a abandonné le chignon. Ses cheveux noirs tombent jusqu’à la ceinture de sa robe mi-longue. Ses formes pleines et harmonieuses se devinent sous le tissu léger.

- Y tu, tienes un novio ? demande-t-elle.

- No.

- Por favor, hagame una frase…

- Yo no tengo un novio.

- No tienes un novio tampoco, que pena !

Elles éclatent de rire, complices. Samia lui montre ses croquis.

- Dolores, que es eso ?

- Los viejos zapatos ? Me voy a explicarte.

Elles se dirigent vers leur restaurant habituel, Calle de la Media Luna. C’est maintenant à Samia de faire le professeur de français.

- Le mieux, c’est de bavarder. Je corrigerai tes fautes.

Ce restaurant populaire sert des plats locaux : poulet, œufs, lentilles. Les nappes en plastique décorées de fleurs rouges, trouées de brûlures de cigarettes, collent aux mains. Les serveuses, de jeunes Noires timides, essaient de se faire comprendre des touristes.

- Les chaussures vieilles…

- Les vieilles chaussures, corrige Samia.

- Les vieilles chaussures, c’est pour un poète, qui a écrit avec des chaussures…

- Il a écrit un poème avec ses chaussures ? Tu veux dire, à propos de vieilles chaussures, non ?

- Oui, à propos des vieilles chaussures… Les Colombiens sont drôles, non ?

 

….................................................

 

Avant de partir pour le Brésil, j’ai acheté dans une librairie de Puerto la Cruz un guide de conversation, « Hablar Portuguès en quince dias », dont je me suis vite rendu compte qu’il sera totalement inutilisable, à moins de passer mon temps à tomber en panne avec mon (automovel), de faire changer ses ressorts de soupapes (mola de valvula) ou de remplacer une bielle coulée (biela fundida). En revanche, mon guia ne comprend pas de frases usuales pour m’adresser à une Brésilienne. Assis devant mon verre recouvert par une protection isotherme, je converserais volontiers avec les deux femmes assises à une table voisine, au Bar do Parque. N’ayant pas d’église ou de monument à sa disposition, je ne peux demander que estilo tem esta casa, ni les éblouir en leur faisant remarquer les chapiteaux campaniformes surmontant des colonnes papiriformes dont on ne voit nul exemplaire, aussi loin que porte le regard. Le chapitre « de visita » peut-il être d’un quelconque secours ? On ne propose au brave voyageur que de prendre des nouvelles des pères, des mères, des sœurs, des frères, des cousins et cousines. Il permet aussi de regretter l’absence de son épouse, ce qui me fait secouer la tête d’un air résigné. Ma mimique attire le regard d’une des voisines, qui se détourne pour parler à son amie avant d’esquisser un sourire, que je lui rends. Elles ont la quarantaine légèrement enveloppée, et ne peuvent constituer qu’un objectif secondaire. Samia, physiquement, met décidément la barre très haut, de mon point de vue particulier.

 

L’antique patache nautique au cœur vaillant longe les berges fangeuses de l’Amazone. L’épaisse frondaison passe à quelques mètres de la lourde coque en bois. Puis le mur de végétation s’éloigne. Un vaste plan d’eau s’ouvre. On va vers une autre rive, que rejoint le bateau. De temps à autre, une trouée dans la sylve dense et basse laisse apparaître quelques cabanes sur pilotis. Une femme en robe longue, aux longs cheveux noirs, lève la tête puis se courbe sur ses travaux. Des enfants nus agitent les bras, leurs cris rendus inaudibles par le vacarme du moteur. Puis tout est replongé, pour longtemps, dans la monotonie.

Un nouveau spectacle attire les regards. Une pirogue approche, avec deux très jeunes gens. L’un d’eux, debout à l’avant de l’esquif instable, lance une corde pour être pris en remorque. Tandis que son compagnon écope frénétiquement la pirogue à demi submergée, l’autre se hisse à la force des bras sur le bateau, avec à son cou un sac contenant quelques objets d’artisanat. Appuyés comme lui au bastingage brûlant et poisseux, mes voisins reprennent leur conversation. Ils sont une douzaine qui voyagent dans des cabines, à raison de deux personnes par camarote, dans des lits superposés. Mon compagnon est un homme au corps tordu par la poliomyélite. Son visage grimace en permanence un sourire unilatéral. Il s’est présenté, en anglais, comme professeur de philosophie. Il se rend à Manaus où il est affecté. Il y a aussi une jeune et blonde Anglo-saxonne, dont de jeunes et bruns Brésiliens ont entrepris la conquête. Depuis deux jours, elle parait pencher tantôt pour l’un, tantôt pour un autre. Je suppose qu’elle fait bénéficier de ses faveurs les uns et les autres, avant de se décider. Une femme d’une cinquantaine d’années, originaire d’Europe de l’Est, est accompagnée d’un garçon, qu’elle a présenté comme son étudiant. Deux femmes que je trouve assez séduisantes restent entre elles. Homosexuelles, peut-être. Suis-je attiré par ce genre de femme parce que les autres sont trop féminines, avec ce que ce « trop » suppose, pour moi, de maniérisme, de superficialité, d’impudeur, d’enfermement dans leur féminité ?

En tournant le dos au bastingage, je peux observer, par la porte ouverte de la haute et étroite timonerie, le travail du capitaine et de l’homme de barre. Le maître à bord, coiffé d’une casquette de marin crasseuse ornée de galons autrefois dorés, est assis sur un haut tabouret, son torse velu recouvert d’un tricot de corps distendu par un ventre énorme, tandis que le timonier, debout, lui répond par signes de tête, tout en tournant la petite roue de bois de l’appareil à gouverner. Ce qui semble un indéchiffrable entrelacs de voies aquatiques toutes semblables est pour eux deux un dessin clair, avec des repères aussi précis que des panneaux indicateurs sur une route nationale.

 

Le Rio Amazonas, c'est cela : une route. De jour ou de nuit, on s’arrête, à Almeirim, à Prainha. C'est le fluide vital d’une région qui entre et sort des flancs du bateau, sous forme de caisses, de ballots, de colis, de sacs.

Il est trois heures du matin, et le « Manaus Express » est à quai à Monte Alegre, sa dernière escale avant Santarem. Penché sur le bastingage, je savoure le spectacle. Un moteur fixé sur son bâti de bois suit des emballages de matériels électro-ménagers. Le parfum sucré ou terreux émanant de centaines de cageots remplis de fruits et de légumes se mêle aux odeurs âcres des gaz d’échappement.

Divers véhicules sont garés à quelque distance de l’embarcadère. De là, des charrettes à bras prennent le relais jusqu’à l’estacade. Une large planche polie par l’usage donne sur une ouverture pratiquée dans la coque. D’une poussée, on envoie les ballots glisser vers la cale.

Je retourne dans sa cabine. Les ronflements de mon voisin de dessous indiquent qu’il est peu gêné par le tumulte. Il ne sera pas davantage ennuyé par la lumière de ma lampe frontale. Je retrouve avec délectation les aphorismes cocasses de Samuel Weller : « Tout ça vous a un petit air propre et gentil, comme disait le père qui avait coupé la tête à son petit garçon pour l’empêcher de loucher. »

La cabine est aérée par une bruyante soufflerie. Souvent, je ne retrouve le sommeil qu’à l’aube et arrive juste à temps pour le petit déjeuner. Pour la douzaine de privilégiés des cabines, les repas se prennent au niveau inférieur. À moins de deux mètres de distance trône l’énorme Caterpillar du bateau. Nul ne peut ignorer le puissant sostenuto du six-cylindres en ligne de couleur fauve, qui rugit de bonne santé dans sa cage de fer. On communique par signes.

Deux cafés plus tard, j’escalade la première volée de marches, celle menant de la cale à l’entrepont, quartier réservé aux femmes. Il faut le traverser pour accéder au second escalier. Quelques regards troublants accompagnent le voyageur faussement désinvolte. Une seconde volée de marches métalliques mène de l’entrepont au pont supérieur, celui des hommes. Comme à l’étage inférieur, une double rangée de hamacs occupe l’arrière, entre la petite timonerie flanquée de la boutique et la poupe arrondie où un espace à l’air libre est destiné aux manœuvres. De là viennent des exclamations, des cris d’encouragement. Des jeunes se défient dans des exercices de force ou d’adresse. Les torses nus et bronzés luisent au soleil déjà haut. Je m’approche, mon sandwich à la main, et m’assois non loin du groupe. L’un des garçons s’écroule après huit tractions, un autre poursuit jusqu’à quinze. Je me demande de combien de pompes je suis encore capable, à près de soixante-six ans. Quand un des jeunes me fait signe, je réponds d’un geste signifiant pourquoi pas. Des cris saluent ma performance, quand j’arrive à douze. Je me relève, heureux. L'un des jeunes me demande mi edad, et je ne suis pas peu fier de le donner.

Dès mon arrivée à Santarem, je passe une autre annonce sur OnlyYou, indiquant la région toulousaine comme lieu de résidence. La maison ancestrale pourra servir de cadre à d’éventuels rendez-vous.

 

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Sans doute doit-elle se rendre à l’évidence : avec Dolores, elle restera probablement sur sa faim. Jusqu’où peut-elle aller ? L’aveu ? Envisagé, et rejeté, car trop risqué. Rester dans le non-dit, le sous-entendu, l’ambiguïté, guetter l’ouverture, est sans doute la seule tactique envisageable, mais il ne faut pas trop y croire. Une fois, leurs doigts se sont joints sur la nappe poisseuse, en prenant la salière. Samia a maintenu le contact et lui a doucement caressé la paume en retirant sa main. Dolores a d’abord ri, de son beau rire grave, puis a repris son sérieux en voyant l’air avec lequel la regardait Samia, qui mettait dans son sourire tous les sous-entendus possibles. Le message n'est pas passé. Dolores est à cent lieues d’imaginer que deux femmes puissent être davantage que de simples amies. Sa culture bourgeoise l’en empêche sans doute. Samia s’est masturbée, profitant de ce qu’elle était seule dans sa chambre, en pensant à son corps chaud, à sa chevelure pleine d’odeurs sensuelles, à son sexe humide, à ses seins.

Elle lui a raconté sa liaison avec moi, ses espoirs et ses déceptions. Dolores a été catégorique. Elle doit se montrer soumise. C’est le meilleur atout des femmes : être patiente, ne pas discuter, ne pas faire de reproches. Si je suis encore amoureux d’elle, je finirai par la reprendre. Si je ne le suis pas, il faudra encontrar a otro novio.

- Les hommes pensent que nous sommes des êtres faibles, des victimes, insiste Dolores tandis qu’elles se dirigent vers l’OfiCenter. Il faut se faire plaindre, leur dire qu’on est triste sans eux. Écris à ton ami de cette façon, je suis sûre qu’il sera sensible.

Dolores lui tient sans doute le bras, comme le font normalement de bonnes amies. Parfois, elle lui fait sentir d’une pression furtive qu’elle est de cœur avec elle. Samia lui a raconté sa vie solitaire, son goût de l’indépendance, sa crainte de l’avenir, tout en songeant que sans doute rien n’y fera. Ce serait même plutôt le contraire, s’agace-t-elle intérieurement, avec l’impression confuse de ce que l’approfondissement de leur relation amicale fait reculer l’espoir ténu d’une relation sexuelle ; que le seul moyen d’atteindre son but, en fait, l’en éloigne.

- Je n’ai été amoureuse que deux fois. La première fois c’était il y a dix ans. C’était quelqu’un de raffiné, il était professeur d’histoire. On a vécu ensemble et puis on a dû se séparer. Je ne l’ai jamais oublié, explique Samia en changeant ce qu’il faut.

- Mais pourquoi ?

Un groupe d’étudiants les oblige à se séparer. Samia trouve sa réponse, qui mélange époques et personnages.

- Je voulais un enfant, il n’en voulait pas.

- Tu as eu raison de ne pas rester avec lui. Un bébé, c’est la seule vraie preuve d’amour, convient Dolores, dont le mari « remettait sans cesse à plus tard ».

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