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Triptyque

En tête-à-tête avec Fanny...

« Là sont désirs, tendresse et propos amoureux,

qui séduisent le cœur et trompent les plus sages. »

Homère - Illiade, XIV

Résumé

Frédéric et Samia ont renoué, mais c'est aussitôt pour se séparer. Il va profiter d'un voyage en France pour rencontrer une toulousaine contactée sur OnlyYou. Le voici arrivant dans la vieille maison familiale, qui pourrait servir de cadre à une rencontre....

 

Image trompeuse – Métamorphoses urbaines – Une sœur socialiste – Carrières féminines – Honteuses faiblesses – Opinions confortables – Perte de contrôle – Un poids-lourd intellectuel – Rancune tenace.

 

La maison de famille apparaît. Sa silhouette comme affaissée sous le poids des ans, son toit de tuiles rondes, ses minuscules fenêtres, sa porte en chêne massif, le crépi lézardé de sa façade, je pourrais les dessiner de mémoire. Durant toute mon enfance, mes vacances d’été se sont déroulées ici. Petit garçon, je connaissais par cœur les étapes qui ponctuaient le voyage de nuit rythmé par le choc cadencé des boggies, sa tête sur les jambes de ma mère, ou blotti contre l’une de ses deux sœurs aînées. Orléans, Vierzon, Châteauroux, Limoges, Brives-la-Gaillarde, Montauban, et enfin Toulouse au petit matin. De là, le tortillard local aux wagons de bois déposait la famille et ses pesantes valises en gare de Peyreladame.

Je viens d’arriver avec le moderne TER. Mon sac sur l’épaule, j’ai marché le long de la route ombragée de platanes centenaires. J’ai retrouvé le décor familier de la place du village, au bout de laquelle m’attend la vieille demeure, rassurante et trompeuse image de la permanence dans un monde d’une inquiétante instabilité.

Elle a été construite plus de deux siècles auparavant, de main d’homme, sans plans ni directives autres que celles de la tradition et du savoir-faire. Voûtée, ridée, elle continue d’affronter le temps. Dans ses murs épais, sous ses plafonds poussiéreux, dans son alcôve quiète, il y a le peu qui reste du passé des Dallouste.

Le village, autrefois rural avec ses six cents habitants, est désormais une localité péri-urbaine de la ville rose. Le chemin où l’on allait chercher l’eau à la pompe, avec le lavoir où les femmes battaient leur linge, est devenu une vraie rue bordée de trottoirs. Le parc aux hêtres centenaires a été aménagé en lotissements pour que soient construits de coquets pavillons abritant de nouveaux contribuables locaux, dont certains fuient la grande cité ceinte de zones grises.

Les puissants mouvements telluriques bouleversent la géographie sur les zones de fracture, épargnent les autres. De même, les crises historiques se concentrent normalement sur les points chauds, enjeux stratégiques. Cinq guerres passèrent au loin, qui semblent n’avoir eu pour effet qu’une liste de noms gravés sur le monument aux morts, devant l’église. Mais la crise qui se prépare est d’un autre ordre. Les guerres civiles n’épargnent rien. Celle qui couve n’oubliera pas Peyreladame.

Colette m’a guetté depuis la salle à manger, et la porte s’ouvre alors que j’en approche. Dans la pénombre de la pièce principale, ma soeur me montre les travaux en cours. Elle a entrepris de refondre l’espace intérieur, autrefois labyrinthique car formé d’adjonctions successives. La maison ne comprenait à l’origine que trois pièces sur le devant. Au fil du temps, elle a bourgeonné côté jardin. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, et l’installation de la famille Dallouste près de Paris, elle n’a bénéficié que du remplacement de quelques tuiles. Le vent d’autan et les orages d’été prenaient régulièrement leur tribut sur la modeste demeure. Sa ruine aurait été bientôt consommée si la cadette de la famille n’avait repris le flambeau. Seule propriétaire de la maison depuis que je lui ai vendu ma part d’héritage pour naviguer à plein temps, elle peut y investir à sa guise, ce dont je suis enchanté.

Colette :

- Alors, maintenant, tu viens faire ton marché dans la région. Les Antillaises ne te suffisent plus ? Quel homme tu fais, frérot !

Je lui ai expliqué le pourquoi de ma venue à Toulouse. Moqueuse, elle me sonde. Dans le jardin, malgré les voitures qui passent sur la départementale, le bruit est atténué par un haut mur. Colette projette de devenir maire du village : une déviation pourrait raréfier la circulation devant chez elle. Colette est tranquillement égotique et estimée comme supérieurement intelligente. Cette considération trahit le peu de cas qui est habituellement fait de ce qu’est une intelligence normale chez une femme, de même que des âmes généreuses s’ébaubissent de ce qu’un enfant de la noire Afrique ait la capacité de s’exprimer de façon intelligible, et n’hésitent pas, dès lors, à le porter aux nues.

- Alors, d’où elle sort, cette… comment, déjà ?

- Fanny, comme dans Pagnol. D’origine portugaise, brune, mince. Rencontrée sur un site pour cœurs en berne.

- Le cœur, ou la libido. Et l’autre, ton loukoum des sables, avec elle, c’est fini, donc. Tant mieux, tu sais ce que j’en pense.

Ce qu’elle en pense n’est autre que ce que je lui en ai dit dans mes moments de déception ; mots que je regrette dans mes moments d’espoir. C’est ainsi que j’ai présenté Samia, tour à tour, comme une fille ayant du caractère, et comme une personne au caractère impossible. À cela j’ajoute honnêtement que j’ai des sentiments pour elle, aussi intenses qu’inexplicables. Ce verbiage fait sourciller ironiquement ma sœur.

- J’ai connu assez d’hommes pour savoir ce que recouvrent ces sentiments.

- Des hommes ? Tu veux dire des marchepieds !

- Je te défends de dire ça ! Qu’est-ce que tu insinues ?

Tous deux n’avons jamais de dispute sérieuse. Mais c’est Colette qui trace les frontières entre l’acceptable et l’inacceptable. Lui faire remarquer que ses compagnons successifs, s’ils n’étaient pas tous bedonnants, étaient invariablement des hommes puissants, qui orbitaient près des centres du pouvoir politique, économique ou médiatique, cela passait les bornes. Naturellement, ce n’est pas seulement grâce à ces marchepieds qu’elle a gravi les degrés menant aux étages supérieurs de la société, où se congratule l’élite. Ses mérites personnels, essentiellement composés d’une absolue confiance en soi et d’une apparente réserve, sont évidents. Si j’en crois ses rares confidences, les ascensions de certaines femmes, le plus souvent journalistes comme elle l’a été, font de la sienne un exemple de méritocratie.

Les sentiments que je porte au loukoum des sables expliquent la gentillesse de ce sobriquet, plus flatteur que la dénomination de virtuose de la pipe dont elle affuble Françoise. Elle déteste sans l’avoir rencontrée celle qui l’a harcelée au téléphone jusque dans son bureau du Ministère. Elle m’en rend responsable, ne me pardonnant qu’au motif de ma honteuse faiblesse à l’endroit des femmes, s’exaspérant cependant de me voir aussi veule, moi qui donne facilement des leçons de morale.

Tandis que nous prenons le thé, le donneur de leçons explique à sa sœur compatissante que ses sentiments se sont vite réchauffés après le retour impromptu de Samia, jusqu’à atteindre un nouveau point d’incandescence.

- En somme, tu es en train d’hésiter entre une brute bornée et vaniteuse, éremiste, avec laquelle toute cohabitation était vouée à l’échec…

Colette arrête d’un geste ma protestation, et intime :

- Je regrette, mais ce sont tes propres termes, quand tu es venu au début de l’année, et qu’elle t’a annoncé qu’elle était enceinte de tes œuvres. De l’autre, il y a une femme dont tu as vu deux photos, et sur laquelle, j’imagine, tu construis des châteaux portugais…

- Oh ! leurs ruines me suffiraient, à mon âge !

Colette condescend à rire de cette plaisanterie éculée et poursuit :

- Tu vas la voir demain, cette Fanny ? Quelle impression te donne-t-elle, en dehors de son physique que tu ne connais pas en fait ?

- Plutôt gentille, avec deux gros chiens, plusieurs échecs matrimoniaux… Bon c’est vrai, côté conversation c’est du même niveau que Samia…

- Pas un poids lourd côté intellect, si je comprends bien.

Je tempère :

- Tu sais, je n’ai pas besoin d’une encyclopédie comme compagne, mes bouquins me suffisent.

- Ça c’est ce que tu dis. Moi, je trouve au contraire que c’est épuisant, de vivre avec quelqu’un avec qui il faut procéder toutes les cinq minutes à une explication de texte ou de vocabulaire.

N’est-ce pas exactement ce qui se passe quand, toujours plus rarement, je parle politique avec ma sœur qui, comme neuf dixième des journalistes, a des sentiments de gauche ? Je dois justifier minutieusement mes opinions en m’appuyant sur une argumentation développée point par point, tandis qu’elle m’oppose les formules succinctes de partisans d’autant plus péremptoires que leur discours est désormais dépourvu d’ossature conceptuelle. Le constat d’un totalitarisme mou heurte son goût du confort. Elle poursuit :

- La baise, ça n’occupe qu’une petite partie de la journée. Il faut aussi parler, de temps en temps, et pas seulement pour dire « plus fort, plus fort ! ». D’ailleurs, si j’ai bien compris, tes problèmes avec Samia c’est beaucoup à cause d’une sorte d’incompréhension, d’un hiatus culturel entre vous.

- Ça peut s’arranger, non ?

- À quarante ans passés ? Je n’y crois pas. C’est trop tard. Même avec beaucoup de patience et de tendresse, il y a des fossés qu’on ne comble pas.

Et c’est une socialiste, adepte du tout-culturel, qui parle ! Elle nous ressert du thé, puis me laisse à mes réflexions. Elle doit préparer sa valise. Elle part le lendemain. Nous irons ensemble à Toulouse, elle pour prendre le TGV, moi pour découvrir Fanny. Je vais profiter d’une première nuit de véritable repos depuis soixante-douze heures.

Le voyage a été éprouvant, et ponctué d’échanges de mails avec Samia. À l’aéroport de Caracas, je lui ai dit que je pensais à elle sans arrêt, et c’était vrai. « Reviens vite, je t’aime encore plus qu’avant », a-t-elle répondu. À l’escale de Madrid, j’ai regretté : « Je voudrais presque n’être pas parti ». À Montreuil, je l’ai appelée pour lui raconter ma soirée avec ma fille, espérant souligner que c’est bien cela, voir Mathilde, la raison principale de mon voyage.

Dans la vieille maison familiale, qui, nul ne peut le savoir, n’atteindra jamais sa deux cent-soixantième année, le sommeil ne vient pas. J’allume la lampe de chevet et reprend mon livre. Puis, les yeux brûlants, j’éteins à nouveau.

 

J’ai accompagné Colette à la Gare Matabiau, puis suis allé se promener dans Toulouse. J’ai du temps à tuer avant mon rendez-vous avec Fanny. Je prends les allées Jean-Jaurès jusqu’aux boulevards, je pousse vers le Capitole et les Augustins. Cela fait quarante ans que je reviens périodiquement dans cette ville. Je passe là où je situerai, dans mon récit, l’endroit où ont vécu Samia et Béatrix. Je reviens vers Matabiau après un grand tour le long du Canal du Midi. Je m’arrête dans un centre internet.

Samia demande : est-ce que je pense que ça lui fait plaisir, que j’aille voir une autre femme ? Elle croyait que j’aurais abandonné, puisque nous avions repris une relation…La seule explication, c’est que je veux la garder au chaud en attendant de savoir si elle me plaît, l’autre ! Je veux le beurre et l’argent du beurre !

Au demeurant, c’est la stricte vérité. Mais n’ai-je pas le droit de me conduire ainsi ? N’est-ce pas elle la fautive, à l’origine ?

La séparation ne date que de trois jours et déjà la situation se dégrade. Je perds le contrôle. Elle risque de m’échapper. Ne sachant que répondre, je me contente d’écrire que je lui téléphonerai un peu plus tard. Je cherche du secours dans les deux mots magiques : « Je t’aime ». Mécontent, je ressors du centre internet en me jurant bêtement que si Fanny a la mauvaise idée d’être en retard, je ne l’attendrai pas plus de dix minutes ! Puis l’idée faisant son chemin tandis que je fais le mien vers le Boulevard de Strasbourg, je ralentis le pas, à deux doigts de faire demi-tour.

La curiosité est finalement la plus forte, les hommes sont comme ça, et je m’en félicite en découvrant la silhouette de Fanny qui m’attend à la terrasse du restaurant ; une silhouette qui correspond très exactement aux photos. Je la complimente, et elle s’étonne.

- Tu t’attendais à quoi ? À rencontrer une dondon ? Non tu vois, c’est le contraire. Pour un peu je n’osais pas me présenter à toi tellement j’ai perdu. Du temps où je faisais de la gym j’avais des muscles partout. Maintenant il ne reste plus que les os !

Je me récrie, pesamment : « De très jolis os ! ». Ce qui aiguille la conversation sur ses chiens, dont elle ne pourra jamais se passer. J’imagine les deux bestiaux sur « Marjolaine » puis chasse cette idée. Il n’y a aucun plan imaginable, à court ou moyen terme, entre cette fille menant une vie normale avec appartement, boulot et toutous, et la mienne, celle d’un vagabond nautique. Des vacances peut-être ? Fanny, poliment :

- Et toi, tu vas mieux, je vois ?

J’ai eu un angine, une semaine plus tôt.

- Moi j’ai fait un petit malaise avant-hier, poursuit-elle. Heureusement j'étais assise dans mon fauteuil ce qui m'a évité de tomber ! Les usagers m’ont vu décliner d'un coup. J’ai pris un sucre avec de l’eau. Depuis je suis dans le même état. Hier soir en promenant les chiens j'ai dû m'asseoir trois fois pour reprendre des forces. Je crois que je suis trop mince en ce moment, ça me le fait quand j’atteins mon seuil maxi. Les muscles me font mal et mon métabolisme me joue des tours. Je me sens anémiée des pieds à la tête. Alors tu imagines comme c'est dur de faire face au travail et autres obligations du quotidien ! Tu vas être content je fume deux cigarettes par jour maxi et elle me font déjà du mal !

Je ne me rappelle pas avoir fait une critique à propos de l’usage du tabac, et vais le lui dire quand elle enchaîne, la fourchette en l’air.

- Je ne peux pas manger ce que j'aime non plus ! Pas d'envie ! Mais une bonne entrecôte comme maintenant avec des haricots verts ça me fait du bien. Si ça continue direction toubib, mais je déteste y aller il ne m’a pas vue depuis deux ans…

Je profite de ce qu’elle avale.

- Tes usagers ? Tu es fonctionnaire, ou quelque chose comme ça ?

- Je ne te l’ai pas dit ? Je travaille dans une assoce, on initie les jeunes défavorisés à l’informatique. C’est eux mes usagers. Ils ont des ordinateurs à disposition. Tu es sûr que je ne t’en ai pas parlé ?

Une assoce, comme Samia…

- Et ça marche ton boulot ?

- Tu parles ! Avec la nouvelle cheffe on en voit de toutes les couleurs. Elle nous change pour la énième fois nos emplois du temps et les heures d’ouverture au public. Bien sûr il n’y a aucune concertation, la directrice comprend rien à notre travail. C’est l’effet Kisscool... Je n’en dors plus sauf avec des cachets, sinon mes nuits sont plus agitées que mes jours…

Qu’est-ce que peut bien être « l’effet Kisscool » ? Fanny baille, élevant poliment sa main devant sa bouche. Sa vivacité d’oiseau, son accent méridional, sont ravissants.

- Tu vois j’ai encore sommeil et pourtant j’ai bien dormi la nuit dernière, avec les cachets. Je somatise tout ce que je peux alors tu comprends pourquoi je pèse seulement quarante-deux six cents, j’ai pris que six cents depuis que j’ai été malade… Pour un peu je n’osais pas me présenter à toi ! Mais ne t’inquiète pas je suis contente de te rencontrer, je me sens faible c’est tout !

- Et tu manges suffisamment ?

- Ah ! Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! Tu ne vas pas changer ma nature parce que tu viens ! D’autres ont essayé, mon ex, mes amis, ma famille, mon toubib, alors s’il te plaît ne me dis pas « mange ! » car je mange ! Tout le monde me prend la tête, on croit que c’est la nourriture qui influence sur mon poids ! Eh bé non ça se saurait depuis dix ans que j’essaie de comprendre !

Une voiture passe, sono à fond, les basses faisant trembler les verres. Les clients de la terrasse jettent un bref coup d’œil sur la 405 blanche kitée, dont l’échappement rauque rivalise avec les aboiements de la musique. Les deux jeunes, bras à la portière, défilent lentement devant deux flics absorbés par la pose de contraventions sous les pare-brise des voitures garées sur la contre-allée du boulevard.

- J’espère que tes clients sont plus tranquilles que ceux-là, sinon ça doit être l’enfer, à ton boulot.

- Heureusement qu’ils le sont ! Bon il y en a bien quelques-uns, les plus âgés, qui sont un peu turbulents pas très disciplinés pour tout dire mais dans l’ensemble ça va. Ils savent bien qu’on est là pour les aider. Tu sais, cette assoce j’y bosse depuis quatorze ans alors tu peux bien te douter que ma mission d’insertion me passionne. C’est vrai que ce n’est pas toujours facile. Ce qui m’ennuie un peu c’est qu’ils laissent tout traîner, les papiers, les gobelets… On a un mal de chien à les empêcher de manger au-dessus des claviers, et il faut tout ramasser derrière eux.

En somme, ces jeunes à insérer la prennent pour leur domestique, une bonniche entièrement gratuite, rémunérée par le contribuable. Une autre bouchée d’entrecôte me donne la parole.

- Tu parlais de ton ex… Tu as été mariée, tu me l’as dit dans un mail, et tu as un fils, c’est ça ?

- Oui, dix ans avec le père de mon fils, dix ans avec Fanfan, un camarade… C’est lui qui est dans l’informatique et qui m’a installé l’ADSL pour qu’on puisse communiquer plus facilement. Et puis j’ai vécu trois ans avec le dernier. Celui-là ne m’a laissé que de mauvais souvenirs. Il m’a exploité, il m’a volé… Bon c’est du passé, je suis seule depuis décembre, c’est là que je me suis inscrite sur OnlyYou.

- Et tu as été satisfaite ?

- Pas vraiment. Il y a des tas d’hommes qui mentent, sur leur travail, sur leur situation de famille, sur leur âge… Tu es peut-être le premier qui ne raconte pas d’histoire, tu sais je sens la sincérité c’est comme un don, quand on me ment je le vois tout de suite ! Et toi ? Du côté cœur ?

Je lui ai narré succinctement les postulantes du Venezuela. J’ai poussé le souci de la probité jusqu’à évoquer des liaisons récentes, et pas encore vraiment terminées, faisant allusion à Françoise et surtout à Samia. Je lui ai dit ce que je pouvais dire de ma situation de famille, rajeunissant de dix ans mon fils que je n’aurais pu engendrer à quinze ans. L’addition payée, je propose à Fanny de venir voir « le château de mes ancêtres paternels ». Elle a une petite Ford Fiesta, qu’elle a garée dans le parking souterrain des allées Jean-Jaurès. Je la guide, jusqu’à lui montrer où se garer, sous les vieux platanes de la place du village. Elle conduit lentement, mais correctement. C’est un bon point.

 

Le feu brûle entre les chenets à boules de cuivre. Je replace une bûche et remercie silencieusement ma sœur d’avoir fait couper une provision de bois. Les flammes montent, accompagnées d’une abondante production de fumée qui se répand dans la pièce. Fanny tousse. Je m’excuse.

- Cette cheminée n’a jamais bien tiré.

La fenêtre, ouverte, a pour effet d’aspirer encore davantage de fumée dans la salle à manger.

- Alors comme ça, c’est le château de tes ancêtres, persifle-t-elle avec son charmant accent. Boudi ! ils ne devaient pas beaucoup aimer le confort tes ancêtres !

- Mes ancêtres paternels. Du côté de ma mère on est plutôt du Nord, avec des origines irlandaises, paraît-il.

- Chez moi tout le monde vient du sud des Pyrénées. Espagne du côté de mon père, Portugal du côté de ma mère. Nous sommes tous des immigrés, tu vois !

Fanny m’a écrit qu’elle ne fait pas de politique, qu’elle ne participe plus comme avant, qu’elle est déçue car elle n’aime pas ce qui se passe en France. Tout cela est bien ambigu, mais je me doute bien qu’elle ne vote pas Front National, comme je l’ai fait deux fois. Je n'ai pas approfondi. Les opinions politiques, dans un couple, ce n’est pas pour moi le problème numéro un. Quoique… Jusqu’à quel point ce ne sont pas les miennes qui ont éloigné Isabelle ?

Nous sommes assis dans les deux vieux fauteuils vermoulus mais encore solides, nos genoux se touchant presque. C’est l’heure de l’apéritif. Elle accepte une goutte de muscat. Je m’en suis muni, sachant par nos mails qu’elle aime cela. On trinque.

Il y a eu suffisamment d’aménités par écrit pour être mal à l’aise, maintenant qu’on est en tête-à-tête. Me penchant pour tisonner le foyer, je pose ma main sur la sienne. Fanny ne réagit pas au contact. Je me force à garder le sourire. Est-elle de celles qui pensent que l’homme doit faire seul tout le chemin ?

- Ici, donc, c’est chez ta sœur ?

- Chez ma sœur, oui. Elle est partie ce matin pour Paris.

- Elle travaille ?

- Oui et non. Elle écrit des livres.

- Moi aussi j’écris, indique-t-elle sans s’intéresser aux productions de Colette.

- Et tu écris quoi ?

- Des choses et d’autres. Ce qui me passe par la tête.

- Et tu aimes lire ?

- Oh non ! Quand je m’ennuie je prends une cigarette, un verre et mes mots fléchés. Je ne lis quasiment plus, seulement mes docs professionnels.

Il me revient l’expression de Colette. Un poids lourd intellectuel ? Certainement pas, mais elle est si mignonne, si vive ! Je pourrais rester de longues minutes en conversation muette avec ce visage si bien dessiné, ces sourcils arqués d’un noir de jais, ces yeux mauves. Je devine ses cuisses bombées sous la robe légère, et ses seins épanouis malgré la minceur de son buste. Mais peut-être porte-t-elle de ces soutiens-gorge rembourrés ? Je pense à cette prostituée vénézuélienne, habituée de la marina Americo Vespucci, qui refaisait le plein chez ses clients ; si bien qu’après son passage il était certain disait-on que l’on devait renouveler son stock de papier toilette… Fanny, se méprenant, demande :

- Tu souris. Tu es content que je sois ici ?

- Bien sûr que je suis content. Quand j’ai vu ta photo, il m’a semblé deviner un peu ta personnalité. Ensuite j’ai eu peur qu’on aille un peu trop vite avant de s’être rencontré. Avancer trop vite dans le virtuel, ça peut être dangereux. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de te dire ce que je ressentais…

- C’est comme moi, je ressentais les mêmes choses mais j’avais peur d’aller trop loin dans mes rêves, de dépasser les limites de notre sagesse, comme des gamins.

- Tu t’es montrée directe et franche, tu n’avais pas peur de parler d’un petit sentiment, même fragile. Pour moi, ça voulait dire que tu étais quelqu’un de fort, parce qu’il faut être fort pour s’exposer sans crainte.

Évidemment, c’est à Samia que je pense en disant cela.

- Moi, forte ! Tu plaisantes sans doute. Mais tu as peut-être raison. J’en ai pris plein la gueule, pardonne-moi l’expression, avec mon dernier. Mais j’ai su rebondir, et je ne lui en veux pas.

- À quoi ça sert, en effet, de garder rancune ?

Rancune… Oui, Isabelle, à qui je voue depuis quinze ans une aversion tenace, et non sans raison : n’est-ce pas équitable de vouloir du mal à qui vous a fait du mal ?.. Après un temps, j’ajoute, hypocritement :

- Tu sais, ce n’est pas parce que j’ai fait quelques heures d’avion et de train que tu me dois quelque chose. Si je n’étais pas venu pour toi, je serais venu en France de toute façon, pour voir ma fille.

- Elle te manque, hein ? Comment elle s’appelle déjà ? Ah ! oui, Mathilde…

- Oui, elle me manque, elle me manque depuis qu’on est loin l’un de l’autre…

Fanny veut savoir pourquoi je suis parti, et suggère l’appel de la mer. Je souris aimablement. Elle ne connaît pas Pagnol, j’en a eu la confirmation indirecte lors de nos échanges épistolaires. J’essaie d’expliquer le départ d’Isabelle, la vie sans but qui se dessinait, le besoin de se réapproprier mon futur, la certitude que, près ou loin de Mathilde, je serais plus ou moins évincé de mon rôle de père.

- Il y avait aussi la certitude que j’allais sombrer dans la déprime, et ce n’était pas l’image d’un père diminué que j’avais envie de donner à ma fille.

- Excuse-moi mais si tu veux mon avis c’était aussi un peu égoïste. Ta femme t’a quitté je ne sais pas pourquoi, mais les torts ne sont jamais entièrement du même côté.

- C’est ce qu’on dit, oui.

Je ne veux pas argumenter. Avant son départ comme après, Isabelle ne m’a jamais fourni d’autre explication qu’un « je ne t’aime plus », arraché à force d’insistance. Il faudra qu’un jour, même après quinze ans, elle passe aux aveux, je me le promets.

La sonnerie du téléphone : je m’excuse et vais répondre dans la chambre. C’est elle.

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