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Triptyque

Encore une fois dire « je t'aime »...

 

Résumé

Samia a été remise dans l'avion. Preuve était faite, aussi nette « qu'une démonstration d'algèbre ». Trois mois plus tard, Frédéric est revenu à Grenade pour des travaux sur « Marjolaine ». C'est là, rappelez-vous, que nous l'avons rencontré pour la première fois, s'apprêtant à les effectuer. Cette troisième partie de « Bye Bye Blackbird » débute alors qu'il se repose de ces trois semaines de labeur dans le calme lagon de Saint-Georges...

 

Un décor trop connu – Accepter l'évidence – Une seconde nature – Dans les faits-divers, l'esprit du temps – Une conne... – ...et des barbares – Trente mille clandestins – Au Swamp Bar – Sexualités et érections – Fuck, fuck again ! –Black story – Quatrième dimension – La solution par Onan – Friday Night à Sainte-Lucie.

 

 

La serveuse est jeune, indolente, et dotée d’une incroyable paire de seins. Je n’ai pas le culte des grosses poitrines, mais tout homme normalement constitué a le regard attiré par de volumineuses mamelles. Je me contrains à détailler le décor de cette salle que je connais trop. Suspendus au plafond, les pavillons de toutes nationalités flottent tranquillement au souffle du gros ventilateur. De vieilles cartes marines, des blasons sur écussons de bois, décorent les murs. Les tables circulaires, les vastes fauteuils d’osier, donnent à l’ensemble un cachet anglo-saxon. Le bar, derrière lequel la serveuse aux gros seins est assise, jouant avec son portable, forme avec le mur du fond un quadrilatère irrégulier, ponctué sur son pourtour de quelques tabourets recouverts de plastique. C'est là, dans le coin opposé, que j’étais assis avec Samia, cinq mois auparavant, le soir de Noël. J’essaie de la chasser de mon esprit, elle et sa robe blanche, et pense avec satisfaction aux trois semaines de travaux menés à bien.

Il est tôt dans l’après-midi. La salle est vide, à l’exception de deux Noirs qui jouent au billard. Ils accompagnent un coup réussi d’une esquisse de danse, comme le font les footballeurs à la télévision.

Il faut accepter l’évidence. Trop rares sont les femmes qui me plaisent physiquement. Une opportunité acceptable est une probabilité voisine de zéro. À un âge où la plupart des hommes s’accommodent de la solitude ou d’une médiocrité conjugale, j’ai rêvé d’encore une fois une amourette, encore une fois dire « je t’aime ». Je n’ai pas réussi à dire adieu à cet amour si difficile à congédier, comme disait Ligne.

Je sors du Yacht Club sans que la serveuse m’ait accordé un regard. Je dois aller au centre ville, pour trouver une paire de savates en remplacement de celles que j’ai ruinées au chantier.

Le long des grilles du port de commerce devant lequel est amarré un porte-container, des groupes de dockers attendent l’embauche. Les habituels petits cargos sont rangés dans le bassin de Carenage. La fille que j’ai aperçue le mois précédent, allongée sur la chaussée, est là elle aussi. Elle est assise sur le bord du trottoir. Peut-être vient-elle de descendre de ce rafiot dont la coque se partage entre la rouille et une peinture rouge vif. L’étrave du petit cargo est durement bosselée, de même que le nez du patron dont j’aperçois la tête grisonnante par la fenêtre de la timonerie.

En revenant à bord, j’allume son ordinateur. Il y a un message de ma fille –ma fille cadette. Mathilde s’est finalement décidée à venir passer trois semaines de vacances avec moi, en juillet. Elle a eu de longues hésitations, qui m’ont fait douter de son envie. Il faut maintenant organiser le voyage. J’écris un mot à Isabelle, en sachant qu’elle ne répondra pas. Il faudra essayer de la contacter au téléphone. Traiter les problèmes avec retard, et mal les traiter, c’est chez elle une seconde nature, dont je dois de force forcée m’accommoder. Il y a aussi un message de Françoise. Elle a trouvé un bateau pour faire une croisière dans les Antilles.

Puis, consciencieusement, j’herborise quelques faits-divers qui selon moi racontent mieux que de longues analyses l’esprit du temps. Un étudiant de Sciences Po tabassé dans l’autobus, la scène filmée en vidéo. On dénonce, non les agresseurs, mais ceux qui ont divulgué l’agression, et les cris de « sale Français » qui l’accompagnaient. L’étudiant proteste, contre toute évidence : il n’y a pas eu d’injures racistes. Une femme, violée sous la menace d’un couteau, a porté plainte, mais a refusé de donner un signalement. Son agresseur était originaire d’Afrique. Elle ne voulait pas « stigmatiser une communauté », la conne. On allait ouvrir le procès de Youssouf Fofana, qui avec son « gang des barbares » avait kidnappé, torturé et achevé un jeune juif. L’année précédente, quatre-vingt deux mille peines de prison ferme n’avaient pas été exécutées. Il y avait eu quarante mille demandes d’asiles, dont les déboutés s’étaient fondus pour la plupart dans la nature. Chaque année, environ trente mille clandestins étaient régularisés.

Je sais qu’il n’y aura pas de nouvelles de Samia. J’aimerais bien savoir ce qu’elle est devenue, si tout se passe bien pour elle. Je souhaite que la chance lui sourie, qu’elle ait du bonheur. Pour une raison obscure, je me sens un peu responsable de ce qui est arrivé. Mais elle n’écrira pas. Le silence punit l’insolence est l’une de ses formules, et elle est forte pour cela.

Un site de prévisions météo me le confirme : c’est un temps idéal pour pousser jusqu’à Carriacou. J’irai saluer Mimi, et boirai un verre au Swamp Bar, avec l’espoir que JoAnn, peut-être…

 

Ce soir-là encore, je suis le seul client. JoAnn amène ma consommation, accepte d’en prendre une et vient s’asseoir près de moi sur un des tabourets bancals. Son anglais teinté de créole est difficilement compréhensible. Le mien est trop livresque, mais on réussit à se comprendre. Quand s’est-on vu, la dernière fois ? Il y a plus de quatre mois. JoAnn se souvient que je n’ai pas dit un mot. Est-ce que j’avais des problèmes ? Non. J’ai eu quelques soucis, mais c’est fini.

La chatte a fait des petits, est-ce que j’en veux un ? Je refuse : trop de complications.

Cette chatte est impossible ! Elle n’arrête pas de se faire engrosser - JoAnn emploie un autre terme, qu’elle doit expliquer.

JoAnn est-elle baisable ? Est-elle vénale ? Tandis qu’elle se lève pour aller chercher deux autres bières, je la détaille. Elle porte une robe sous laquelle il peut deviner un dos musclé, un cul solide, des cuisses bombées et fermes. Les bras et les épaules nus sont bien dessinés, comme toujours chez une Noire. Son visage est nettement africain, avec de petits yeux rieurs.

De la sexualité des félins, on passe à la sexualité humaine. JoAnn a un compagnon, le même depuis des années explique-t-elle. Mais il a un problème pour… un geste mime le mot manquant. Je recommande l’emploi de Viagra ou du Cyalis. J’en a fait l’expérience l’année précédente, et j’en ai été pleinement satisfait. Puis-je lui en vendre, pour son copain ? Non, il ne me reste qu’un comprimé, et je le réserve pour en faire profiter une amie. D’ailleurs, pourquoi pas elle ? JoAnn éclate d’un grand rire, ajoutant que ça pourrait rapporter gros d’en importer à Carriacou. Je m’étonne. Les Noirs ont une solide réputation de virilité. Ont-ils besoin d’une aide pour hard on ? JoAnn affirme que oui. Les hommes n'ont que cette idée, ici. Fuck, fuck, and fuck again . Alors ils craignent de tomber en panne et ça c’est la honte.

Ai-je une petite chance ? J’exclue la solution de demander carrément le tarif. Trop vulgaire. Ensuite, peut-être… La première condition, c'est de l’arracher à son échoppe pour l’amener sur le bateau. Elle travaille tous les jours, et jusqu’à une heure avancée de la nuit. Dans la journée, elle s’occupe des enfants : son dernier, un garçon de quatorze ans, et celui de sa propre fille. Devant une troisième bière, elle raconte un peu sa vie. Elle a quitté très tôt sa famille, et s'est enfuie sur un cargo. Elle a échoué en Allemagne, et y est restée plus de dix ans. Elle travaillait dans un hôtel, dit-elle sans préciser. Avec quelques économies, elle est revenue à Carriacou et a acheté ce bout de terrain où elle a construit sa maison et ce bar. Mais elle n’a pas assez d’argent pour l’améliorer autant qu’elle le voudrait. Ah, si elle pouvait emprunter ! Je propose de venir la chercher le lendemain en fin de matinée pour manger ensemble une langouste offerte le matin par Mimi. Elle accepte.

Il est dix heures du soir quand je reviens à bord. Je sais que la venue de JoAnn est extrêmement improbable. Au-dessous d’une certaine latitude, la projection dans le futur, l’idée même du temps, restent des notions vagues. On se meut dans un espace à trois dimensions, alors que les habitants des régions tempérées vivent depuis des millénaires sous la loi implacable de la quatrième. Le sommeil ne venant pas après une heure de lecture, j’essaie de me masturber. Mais ma queue reste molle malgré des efforts d’imagination. Je renonce.

Cela fait combien de temps que je n’ai pas fait l’amour ? J’ai congédié Samia à la mi-janvier. On est début mai. : presque cinq mois. C'est généralement au bout d’une période semblable que je redeviens réceptif aux tentatives de Françoise. Mais là aussi, il faut tenir bon, avec l’aide éventuelle, et décevante, du traitement de substitution que la Nature offre aux célibataires des deux genres. Saphisme et onanisme, ou comment ne pas être dépendant du sexe opposé, quand grandit la méfiance. Guerre froide.

 

La sono hurle, crachée par un mur d’enceintes dressé au carrefour principal de Gros-Islet. Les barbecues exhalent leur odeur épaisse de poulet frit. Les passants se croisent entre les étals des restaurants en plein air, sous la lumière crue des lampes nues. Un groupe de Blancs hésite longuement devant les plats tout préparés. La forte tenancière les laisse prendre leur temps. Le Friday Night du village de Gros-Islet, à Sainte-Lucie, est une attraction courue par les touristes en quète de pittoresque, et une bonne source de revenus pour les locaux.

Je suis arrivé au mouillage de Rodney Bay la veille, au terme d’une navigation sans souci au petit largue, comme les jours précédents. Assis à une terrasse devant ma seconde bière, je suis du regard un groupe de filles très jeunes : l’une d’elles, immense et mince, une autre petite et grasse, toutes deux la peau très noire.

Dans les anciennes possessions anglaises, comme Sainte-Lucie, Saint-Vincent, la Dominique, le métissage a été exceptionnel. Les habitants, anciens esclaves comme partout dans les Antilles, gardent des traits nettement africains, à la différence des possessions françaises. Est-ce une des raisons – le métissage - pour lesquelles la France reste attachée à ses danseuses ? Ces îles sont toutes proches, avec des fondamentaux économiques similaires et des résultats totalement différents. Ici, à Sainte-Lucie comme à Grenade, le faible niveau de vie contraste avec celui de la Martinique et de la Guadeloupe. Mais on travaille, on soigne le touriste, les gros paquebots de croisière se serrent dans le port de Castries, l’aéroport tourne à plein régime. Dans les îles françaises, l’accueil déplorable et les grèves à répétition chassent les visiteurs comme les investisseurs.

Le Friday Night monte en puissance. La patronne, précédée d’une monstrueuse poitrine et suivie par un gigantesque postérieur, m’apporte une troisième bière. Un couple de Blancs s’assied à la table voisine. Un rasta dégingandé, accompagné d’une blonde obèse, les cheveux emmêlés, passe, une bouteille à la main. Un vieux Noir souffle dans une conque pour attirer la clientèle. La sono hurle une chanson où un chœur féminin fait repons à la voix mâle. « I love you in every way, I don’t know why », reprennent sans se lasser les donzelles. De temps en temps, l’objet de cette passion sans espoir éructe d’une voix monocorde des vociférations incompréhensibles, et les fiancées répètent qu’elles l’aiment de toute façon mais ne savent pas pourquoi.

Devant le mur d’enceintes, on commence à danser. Les corps bougent. Les visages se convulsent dans de grands rires. Un Noir fait un spectacle improvisé, tenant en équilibre une bouteille sur sa tête tout en marquant le rythme. « Oh baby it’s a wild world  ! » Trois filles dont deux assez jolies entraînent sur la piste leur copain qui les suit à contrecœur. Elles l’entourent en se trémoussant. Il n’y a plus qu’à rentrer à bord. Demain, je serai de nouveau en Martinique, avec une belle journée de navigation à la clé.

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