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Triptyque

Sous la loi des femmes

 

Résumé

Grenade, Carriacou, Sainte-Lucie... Frédéric a refait un chemin qu'il connaît bien, qu'il connaît trop, du sud des petites Antilles vers le Nord. De belles navigations, qui l'ont ramené en Martinique, où il rique de prendre racine, entre le marché couvert, l'Annexe et le Quai 13...

 

« A la Case »... – Vieillir ensemble – Des atomes de vie – L'enfant bousillée – Aboulie collective – Philosophie à bon marché – Une âme débonnaire – Quinze, vingt, quarante ? – Un pouvoir effrayant – Proclamation – Force et faiblesse des primitifs – Compilation – Le bovarysme – Terrorisme et répression.

 

Les commerces du marché couvert portent des noms charmants de la vieille province française. « Les Douceurs de Gilberte », « Le Bon Boudin », « À la Belle Senne ». Ils occupent avec le restaurant le fond du marché couvert, tandis que l’espace central est voué aux étals de fruits et légumes, ainsi qu’aux souvenirs touristiques. Les marchands se plaignent d’une morte-saison plus morte que jamais. C’est la faute de la grève. Les touristes ont fui. Je fais signe à Vicki, puis vais commander l’habituel poulet accompagné de riz avant de m’asseoir avec une bière Lorraine, seul en bout de table. Une brusque éruption de voix. Le groupe des vieux semble un jeu d’ombres se dessinant à contrejour sur l’éblouissante lumière du dehors. Dans les visages luisants brillent les pupilles blanches, les dents éclatantes. Les mots font vibrer l’air et reviennent en écho sous le toit de tôle. Les mains noires claquent de leurs paumes claires le revêtement de plastique, ponctuant des propos véhéments. Sur les tables, les bouteilles de rhum et les carafes d’eau sursautent et menacent de choir. Les cris paraissent des préludes à une empoignade. Il n’en est rien. Les rictus sont de réjouissance, les menaces sont de pure convention et suivies de rires homériques, pour saluer une heureuse répartie. Ils sont là quotidiennement à leur place habituelle sous la halle du marché couvert, plus ou moins noyés dans l’alcool quand arrive l’heure du déjeuner.

La nourriture n’est pas chère, et je viens de temps en temps déjeuner « À la Case ». Trois métisses énormes, sympathiques et efficaces, cuisinent pour un échantillonnage de chalands : gens de bateaux, travailleurs du nautisme, touristes de passage. On est en août. L’approche de la saison cyclonique a clairsemé la clientèle des navigateurs, dont beaucoup prennent leurs quartiers d’été dans le sud. J’aurais dû comme eux quitter le Marin. Mais la succession des événements m’a cloué en Martinique.

Je me sent à la fois impatient et engourdi, comme si ma réserve d’énergie avait fondu, vidée par la succession des efforts physiques et des chocs psychologiques. Ou est-ce l’âge ?

Il y a eu la tension provoquée par le séjour de Samia, puis par son départ. Ç’aurait été idéal, alors, de faire route vers l’ouest et de quitter définitivement les Antilles. Au lieu de cela, il a fallu attendre. Une fois le gréement changé, j’aurais pu me libérer, mais l’hydraulique du vérin de relevage de quille est tombée en panne.

L’hydraulique réparée, il y a eu la venue de Mathilde. Mon moral n’en a pas été amélioré. Le lendemain de son arrivée, elle a voulu retourner en France. La cause de ce revirement n’est pas difficile à comprendre. Elle a un petit ami et supporte mal la séparation. Le résultat, ces vacances un peu gâchées.

« Monsieur Fwédéwic ! ». Je vais chercher mon assiette et reviens m’asseoir après avoir salué de la main mon copain Isidore.

Assis devant moi à la table parallèle, deux couples de touristes en sont au dessert. La femme me tourne le dos, assise en biais. Elle s’appuie contre l’homme. Son bras droit, flasque, d’un blanc maladif là où les coups de soleil ne l’ont pas marbré de rose, repose sur les cuisses de son compagnon, découvertes par un short aux couleurs vives. Je me demande comment il peut supporter ce contact écœurant, avec cette chaleur.

Ces chairs blettes… L’homme, en vieillissant, ne se transforme pas en débris. Les muscles restent fermes. Les rides se creusent, mais sans créer ces bouffissures tremblotantes qu’il faut sans doute, horreur, pour honorer les dieux de la conjugalité, caresser. Vieillir ensemble, c’est supporter sans broncher la moiteur de ce bras informe sur sa jambe, ces gestes traduisant une répugnante possession. Pour quelques hommes qui tirent le bon numéro, combien d’autres ?

Adossé à un pilier métallique qui soutient la charpente du marché, le grand Noir est là, comme toujours torse nu. Je ne l’ai jamais vu marcher. Avec sa musculature émaciée, son regard fixe, son silence, c’est comme une statue vivante qu’on déplacerait à heures fixes pour la poser dans différents endroits de la ville.

 

Le « Quai 13 » a changé de propriétaire. Sa fréquentation en a pâti. On n’y retrouve que les habitués de toujours, ces atomes de vie, agglomérés en un groupe assez stable, une société sans capital et avec un minimum d’action. Pratiquement désœuvré depuis un mois, je me suis laissé attirer sur cette orbite, consentant malgré moi à cet assoupissement.

Pour beaucoup de ces tropical tramps en version française, les petits jobs sur les bateaux du chantier s’ajoutent aux minima sociaux. Il y a quelques filles, dont une seule est regardable, Chris. Là-dessus, nous sommes pleinement d’accord, Jean-Michel et moi.

Chris se torche en permanence – ou du moins ne la rencontre-t-on que bourrée. Comme Sandra à Saint-Martin, sa jeunesse l'a jusque là préservée des conséquences visibles de ses addictions, où l’alcool tient la vedette, et où le crack vient, selon certains, en guest star. Chris puise dans ce mélange une énergie apparemment inépuisable. C'est un vrai show, un spectacle à elle seule. Elle bondit, danse, entrechatte, prend des poses, saute au cou de l’un, roule une pelle à un autre, s’esclaffe d’un rire tonitruant pour des motifs anodins, ou même sans motif identifiable. Ce rire large et forcé rebondit d’un bout à l’autre de la salle, et chacun sait que Chris est là. C'est naturellement le but. Se faire voir, se faire entendre, être la vedette, susciter la surprise, l’intérêt et pourquoi pas le désir : avec son corps de gymnaste et sa poitrine ferme, elle fait impression, malgré un visage aux traits lourds, des cheveux filasse et des yeux porcins.

Comme les hommes en général, hypnotisés par un mélange corsé de sensualité, vraie ou simulée, et de grossièreté, Chris me fascine. Ce soir-là, je lui demande, flatteur :

- Tu as fait de la danse ?

- Six ans.

- Dans quel genre ?

- Classique, moderne, jazz, claquettes… Tout, quoi !

La bouche largement ouverte, elle éclate de rire, le buste renversé en arrière.

- Tu as arrêté ?

- Oui, je n’avais pas les moyens de faire ce qui me plaisait. Tu comprends…

S’ensuit une explication compliquée sur les différentes orientations dans le domaine de la danse, qui n’ont pas convenu à Chris, ce pourquoi elle a renoncé à honorer Terpsichore.

- Il y a longtemps ?

- Oui, cela fait plus de dix ans.

- Plus de dix ans ! Mais tu as…

- J’ai vingt-deux ans. J’ai pratiqué jusqu’à l’âge de dix ans, ma mère m’a fait commencer à quatre ans.

L’ex-enfant prodige, l’enfant bousillée, s’éloigne à grandes enjambées savamment décomposées, de celles qu’on apprend dans les cours, les pointes des pieds écartées, le dos bien droit. Le spectacle continue, après une brève interview de la vedette.

Autour des deux billards, les joueurs s’activent. Eux aussi prennent des poses. Chris n'est pas la seule à être en scène. Tous ces êtres qui refluent le soir au « Quai 13 », ces jeunes et moins jeunes rongés d’aboulie, sont en représentation, affectent de vivre pleinement, s’interpellent avec entrain, singent la frénésie sur la piste de danse. Du haut de mon tabouret de bar, je philosophe à bon marché : chacun tient un rôle social, mais ce rôle est normalement censé n’être que de surface, et cacher un être plus multiple, plus profond. Mais chez ces rejetons du siècle du spectacle, l’image de soi parait tenir toute la place. Conneries, je me réponds. Tout le monde se la joue. La seule chose qui change, c’est la qualité de l’acteur et la qualité du spectacle. L’arrivée de Jean-Michel m’arrache heureusement à ces platitudes.

On se voit tous les jours. Jean-Michel a quitté sa copine, « qui l’emmerdait avec ses caprices ». Son célibat nous a rapprochés. Jean-Michel vient de prendre sa retraite. Autrefois cadre bancaire, cette position sociale aurait rendu arrogante une âme moins débonnaire. Ce n’est pas le cas de Jean-Michel qui, l’esprit aux résultats du Championnat de France de Première Division, me laisse dévider mes morceaux d’élocution filandreuse. Il considère avec magnanimité mes silences comme mes brusques exaltations. Jean-Michel n’a pas une once de méchanceté. Il apprécie avec une ingénuité non feinte qu’avec moi on apprend plein de mots nouveaux. « Histrionisme » lui a plu notamment, à propos des femmes en général et de Chris en particulier, qui justement passe près de nous, après s’être pendue au cou d’un des habitués, jambe repliée, pied en extension. Nous deux n’avons droit qu’au bref hochement de tête d’une reine à des sujets insignifiants. Nous ne gravitons qu’aux marges de la Cour. Seule l’aristocratie de l’Annexe bénéficie d’un traitement de faveur.

Je songe au couple aperçu au marché couvert. Je veux savoir l’opinion de Jean-Michel sur cette question délicate : quel est l’écart d’âge, entre un homme et une femme, qui offre une relative garantie ; l’idée étant de ne pas se retrouver, avant d’être soi-même tout-à-fait décrépi, en compagnie d’un monstre femelle ?

- Et qui en plus, nous aura fait marcher à la baguette pendant des années, renchérit Jean-Michel.

- Sans compter que comme elles sont incroyablement bordéliques, il faut sans arrêt passer derrière elles pour ramasser leurs merdes. Quinze ans, vingt ans, ça te paraît suffisant ?

Jean-Michel va plus loin :

- Moi, je dirais quarante, et je suis modeste !

- On est trop sévère. Il y a des femmes qui ne se laissent pas aller.

- C’est quand même un risque. Et pourquoi on le prendrait ? Si encore elles savaient faire la cuisine ! Tu reprends un verre ?

En revenant du bar avec nos consommations, Jean-Michel objecte :

- Bien sûr, ce n’est pas toujours facile de vivre avec une femme beaucoup plus jeune. Tu avais combien d’écart avec ta copine ?

- Vingt-sept ans.

- Alors comme ça, vous avez échangé des mots doux pendant deux mois, elle est venue et au bout de quinze jours c’était fini ?

Mon histoire avec Samia intéresse Jean-Michel presque autant que le ballon rond. C’est pour lui quelque chose d’incompréhensible que cet acharnement à maintenir en vie une relation qui aurait dû cesser à peine commencée.

- Oui… Je pourrai dire que j’ai tout tenté. Il n’y avait vraiment rien à faire, maintenant j’en suis sûr.

- Quand même, je ne te comprends pas. Vous vous êtes disputé à chaque fois que vous vous êtes revu, et malgré tout…

- Oui, c’est la question qui tue : comment peut-on se vautrer dans la connerie avec autant de persévérance ? L’explication, c’est que toute femme désirée détient le pouvoir effrayant de transformer un homme en un imbécile. Ce n’est pas que Circé soit spécialement futée, non. Ses pouvoirs, c’est nous qui les lui donnons. Il y a quelque chose dans chaque homme qui dote la femme de cette capacité de le rendre aussi idiot que Boubouroche. C’est de cela que les hommes doivent se débarrasser au plus vite, s’ils ne veulent pas ajouter aux pouvoirs éternels de la femme les pouvoirs particuliers qu’elles viennent de conquérir.

Il me vient une idée baroque : une proclamation. « Si vous le voulez pas vivre sous la loi des femmes, cessez de leur faire des enfants ! » Jean-Michel me ramène sur terre.

- Comment tu l’as appelée ? Je croyais qu’elle s’appelait Samia… Et puis l’autre, là, je le connais ?

- Une pièce de théâtre, de Courteline. Circé, c’est une façon de parler. C’était une femme qui transformait les hommes en cochons, par magie.

- Pour ça on n’a pas besoin de magie, on est cochon sans l’aide de personne. Quand même, j’ai l’impression que tu t’es bien fait avoir.

- Oh ! Ne te fais pas de bile pour moi. Se faire avoir ou pas, ça m’est indifférent. Dans l’échec tout le monde y perd. Je me dis que c’est tant mieux, si elle trouve une consolation en pensant qu’elle a gagné la partie.

- Tu continues de l’aimer, c’est incroyable ! Une fille comme elle ! Parce que, excuse-moi, elle n’avait pas l’air bien maligne, ta Samia !

- Si si, elle est maligne. Tout le monde peut être malin. C’est une question d’envie, une sorte de vocation… Pour certains, tromper est une marque de supériorité. On retrouve cette croyance dans tous les pays où le fait de marchander est considéré comme un art, où le mercanti est anobli par son métier. Et puis même si elle a un équipement psychique restreint, il est très bien cimenté. Le doute n’en fait pas partie, et c’est ce qui la rend si redoutable. Ça la rend en même temps incapable de s’améliorer. C’est la force et la faiblesse des primitifs.

- Console-toi. Pense à ce qu’elle serait devenue à la cinquantaine. Tu te serais retrouvée avec une fille que tu aurais été obligé d’entretenir, qui t’aurais fait chier et dont tu n’aurais plus eu envie. Si encore elle avait eu de quoi vivre. Mais tu le sais bien. Cohabiter avec quelqu’un qui n’a pas de revenus, cela veut dire que le coût de la vie double immédiatement. La bière coûte deux fois plus cher, les billets d’avion, pareil. C’est aussi sûr que deux et deux font quatre. Je sais compter, c’était mon métier.

Un billard se libère. Nous jouons, et je perds la belle. Nous parlons ensuite de nos projets. Il est de plus en plus question de faire route ensemble, avec nos bateaux respectifs. Jean-Michel hésite à partir seul au Venezuela pour des raisons de sécurité. J’ai besoin d’être sorti de ma léthargie. Nous convenons d’un départ au début de la semaine suivante, après que Jean-Michel ait réglé quelques problèmes relatifs à sa santé. Il souffre d’une maladie de la circulation sanguine, qui l’oblige à prendre régulièrement des médicaments soigneusement dosés.

Nous regagnons ensemble le petit quai des annexes, après avoir traversé le chantier plongé dans le clair-obscur. Nos voiliers sont ancrés à peu de distance l’un de l’autre. En passant près de « Panache », je salue de la main et continue vers « Marjolaine ». Avant de me coucher, je mets au net son journal pour le dernier mois. Le tout-venant de l’actualité est fait du déficit budgétaire, triplé, de l’affirmation de Sabeg selon laquelle la France s’est construite par la diversité, d’un jeune tué d’une balle par un riverain pour avoir fait du bruit à une heure du matin, de références aux lois de Nuremberg par des traders refusant de restreindre leurs primes, de la mort de Michael Jackson…

Je m’indigne : « Non ! Il n’y a pas un Michael Jackson en chacun de nous, comme l’affirme l’amateur de jeunes boxeurs thaïs. Je m’en fous, de cet énergumène ! »

Je continue de compiler. Ségolène Royal demande pardon aux Africains au nom de la France : l’Afrique est notre avenir. La Licra fait une campagne d’affichage « contre les discriminations », avec des couleurs pour les différents élus, de 0,2% à 99%. La couleur, toujours la couleur…

Des émeutes à Louviers, le réchauffement climatique, le cadavre d’une musulmane de vingt et un ans ligotée et brûlée, découvert dans le Rhône, assassinée par son frère pour des raisons religieuses, le « cordon sanitaire » autour du Front National aux élections partielles de Hénin-Beaumont…

Je décide de regarder un film sur mon PC. Madame Bovary, de Chabrol ? Non. Isabelle Huppert dans le rôle titre, une Emma Bovary blonde, quelle manquement à Flaubert !

Pouvait-on voir dans l’héroïne une sorte d’avant-projet, d’une anticipation d’Isabelle, Samia ou Chris. Le bovarysme était la maladie d’une femme aspirant follement à la personnalité, à une époque où beaucoup de femmes n’étaient encore que des fonctionnalités. Emma Bovary voulait être. Devenir elle-même, comme Isabelle.

Je me décide finalement pour La Bataille d’Alger, un film italo-algérien des années soixante retraçant le soulèvement de la casbah en 1957, et les attentats à la bombe perpétrés par le FLN.

Je m’émerveille une nouvelle fois de la puissance de conviction de l’image. Les faits n’étaient pas faux, on pouvait même dire qu’ils étaient honnêtement relatés. Mais toute la sympathie des auteurs allait aux rebelles algériens, et ils faisaient partager leur opinion dans la façon de sélectionner les épisodes, de cadrer les personnages, de susciter l’émotion. Les victimes des attentats étaient froidement observées. L’héroïsme supposé des terroristes était magnifié. Et pourquoi ? Leur cause était-elle juste ? Pas plus qu’une autre. Elle allait simplement dans le sens qui était alors assigné à l’Histoire.

Dans le film, un journaliste demande à un leader du FLN : n’est-ce pas une lâcheté que de mettre des bombes dans le couffin des femmes pour les faire exploser dans des lieux civils ? L’autre répond que les avions bombardent, de haut et sans risque, des villages où il y a des femmes et des enfants. « Donnez-nous les avions, nous vous donnerons les couffins », se moque-t-il. La scène s’arrête là. Personne ne s’avise de dire que la disproportion des forces est consubstantielle à la guerre, d’une part ; que les bombardiers sont clairement identifiés comme ennemis, et l’on peut tirer dessus ou se sauver, d’autre part. Devait-on tirer à vue sur les musulmanes d’Alger, parce qu’elles combattaient sans uniforme ? « Résistance » ou pas résistance, toute action de guerre menée par des civils, cela porte un nom : terrorisme. Allemands ou pas. On aura beau ergoter, c’est comme ça. Et la répression aveugle, dans ce cas, en est la conséquence obligée.

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