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Triptyque

Coup de vent non syndical

Où Frédéric manœuvre en catastrophe ; comment Françoise le réconforte, et pourquoi Victoria s'indigne ; à quelles réflexions le conduit une prise électrique ; où son journal renseignent le lecteur sur ses sentiments à propos de la télé, des vacances estivales et de la gay pride.

Les claquements frénétiques du hublot entr’ouvert réveillèrent Frédéric. Une forte rafale fit gîter « Marjolaine », qui rappela sèchement sur son ancre au terme de l'embardée. Le bout de retenue craqua en s’allongeant, puis en se détendant. C'était bon signe. Ça avait l’air de tenir. L’averse crépita. Frédéric se redressa sur ses genoux pour fermer le hublot, se penchant par-dessus Françoise. Elle poussa un long soupir.

- Quelle heure est-il ?

On s’en foutait, de l’heure. C'était l’heure de se remuer.

Dehors, les rideaux de pluie rendaient l’orientation difficile. Les halos de lumière, du côté des hôtels, permettaient de juger que le vent avait hâlé le nord. « Marjolaine » avait évité de manière à se placer à une vingtaine de mètres devant un gros catamaran qui semblait inhabité. Sur d’autres bateaux, des lueurs montraient que l’on vérifiait également la tenue des ancres. Frédéric distingua la silhouette de son ami Rémy allant vers la proue de son Maracuja.

Il n’avait pas pris le temps d’enfiler un vêtement de pluie. Françoise aurait pu se lever. Elle n'aurait été d’aucune aide pour la manœuvre, mais elle aurait pu aller chercher un ciré, et un projecteur. Elle s'était rendormie, probablement. Et elle avait sans doute mis des bouchons d’oreille pour ne pas être gênée par le bruit du vent, pour préserver son précieux sommeil indispensable à sa précieuse santé.

La pluie volait maintenant à l’horizontale. Il allait se décider à chercher son ciré quand une rafale plus violente fit vibrer le gréement. Le bateau présenta son flanc au souffle puissant. Frédéric guetta le moment où la traction de l’ancre le ramènerait dans l’axe. Il lui sembla que le rappel était moins net. Il fit la grimace. « J’aurais dû empenneler, avec les fonds qu’on a ici. Je l’aurais fait si j’avais su qu’on resterait aussi longtemps. On devait repartir tout de suite, et je me suis épargné cette corvée. Avec elles, on ne sait jamais… »

Bon, il fallait y aller. La pluie était glacée sur sa peau nue. Une bonne douche gratuite, s’encourageât-il. Parvenu à l’étrave, il posa la main sur la mouillage tendu comme une barre de fer. La chaîne vibrait légèrement. Il ne fallait pas se raconter d’histoires : l’ancre glissait doucement sur le fond, centimètre par centimètre. Cela pouvait s’accélérer d’une seconde à l’autre. Plus il attendrait, plus l’opération deviendrait risquée. Elle l'était déjà. Relever seul le mouillage, dans le noir, avec un vent pareil, au milieu des autres bateaux, puis trouver un endroit pour la replonger, cela pouvait tourner à la catastrophe. Et pas d’assurance. Résiliée, quand les tarifs avaient doublé.

D’abord, mettre en marche la mécanique. Il actionna la clé de contact. Les alarmes sonnèrent, puis se turent lorsque le vieux Perkins gronda. Brave bête ! Ensuite, prendre le projecteur dans le carré. La porte de la cabine arrière s’ouvrit. La tête de Victoria apparut, suivie de son corps vêtu d’une nuisette.

- Mais tu n’es pas fou, non, de faire marcher le moteur à cette heure-ci ! Tu n’as de respect pour personne ! Je…

Il l’écarta de son chemin :

- Fais pas chier ! Dégage !

Victoria le fixait, ahurie. Il était ruisselant et complètement nu.

La pluie mollit. Ce n'était plus une cataracte, mais le vent restait constant. Au moins quarante nœuds. Frédéric évalua la distance qui séparait « Marjolaine » des étraves du catamaran. Elle avait nettement diminué. Il se concentra. Moteur en avant ; relever la chaîne avec la commande à distance ; garder autant qui possible le nez du bateau dans le vent en corrigeant à la barre ; donner de la puissance, au jugé, pour équilibrer la poussée du vent. Il aurait fallu quatre mains, mais il valait mieux deux mains et deux yeux exercés qu’une troupe incompétente.

L’ancre tenait de moins en moins à mesure que la touée devenait plus courte. Une brusque abattée de l’étrave, ressentie plutôt qu’observée, avertit que la pioche avait complètement décroché. Il sauta sur la manette des gaz pour mettre à plein régime, tourna la barre à fond, continua à remonter l’ancre. Pourvu, pourvu, qu’elle n’accroche pas un autre mouillage ! Moteur hurlant à trois mille tours, le bateau prit un peu d’erre, vers la gauche heureusement, là où c'était plus dégagé. Un peu de chance, ça ne faisait pas de mal. Il se frotta les yeux, douloureux d’être battus par la pluie. La verge de l’ancre apparut contre le davier. Jusque-là, tout s'était bien passé. Il restait à trouver une place pour mouiller à nouveau, et lâcher autant de chaîne que possible. Tout en barrant, il attrapa le projecteur pour éclairer les bateaux aux alentours, la pluie réfléchissant le pinceau de lumière. Le cœur battant, il se dirigea vers une zone qui semblait favorable. L’ancre plongea dans l’eau clapoteuse.

Frédéric resta dehors à observer tandis que le vent mollissait peu à peu. Il n’y avait plus que vingt nœuds environ, ce qui semblait bien peu de chose après le passage du grain. Il retourna dans sa cabine, jetant un coup d’œil à la pendule : près de quatre heures du matin. L’action lui avait tendu les nerfs. Il aurait du mal à s’endormir.

- Qu’est-ce qui s’est passé, demanda Françoise d’une voix ensommeillée.

- Rien de grave. On a dérapé, j’ai remouillé.

- Tu es sûr que tout va bien ?

- Tout va bien.

Elle posa sa main sur sa cuisse, puis remonta vers son ventre. Bientôt, sa bouche. Frédéric se laissa aller. Sensation incomparable du sang qui afflue dans les corps caverneux, tandis que l’esprit continue de divaguer : un marin, c'était quelqu’un qui se lève quand vient le mauvais temps. Le bateau, c'était le retour à un monde hiérarchisé et responsable. L’envers du monde d’aujourd’hui, l’enfer des femelles d’aujourd’hui. Les exceptions ? Aussi nombreuses que les merles blancs…

Victoria exigeait des explications, des excuses. On n’avait pas idée de réveiller les gens à trois heures du matin. Elle avait vérifié. Françoise lui expliqua que l’ancre avait glissé, et qu’il avait fallu la remettre à un autre endroit.

- Et il ne pouvait pas attendre le matin ? contra l’anarchiste de gauche.

Frédéric intervint, tout en enfilant un short.

- Écoute Victoria. Ici, nous sommes sur un bateau. Un bateau qui est sur l’eau. Les coups de vent ne se produisent pas forcément aux heures syndicales. On n’est pas dans le monde des fonctionnaires. Les horaires réguliers, les ponts, les récupérations, les congés maladie, les grèves, tout ça, ici, on ne connaît pas.

- Des fonctionnaires, il en faut. Et d’abord, apprends pour ta gouverne que je ne suis pas fonctionnaire, et que je ne l’ai jamais été !

Frédéric ne voulut pas discuter des avantages de la fonction publique avec cet échantillon de tartufferie militante. C'était inutile. Victoria était intimement persuadée qu’elle luttait contre la précarité, alors que c'était la fragilité des uns qui permettait sa sécurité. Elle vantait la solidarité, qui en fait n’existait qu’entre statutaires. Bien à l’abri derrière les murailles élevées à la fin de la guerre par les camarades au faîte de leur pouvoir, leurs successeurs pouvaient continuer leurs luttes sans risque pour garder et étendre leurs privilèges. En cas de conflit, ces imposteurs prenaient soin de mettre en avant les mécontents, troupes disparates formées par les authentiques laissés-pour-compte, les angoissés de l’avenir et les paresseux de métier. De même, dans les guerres, les boucliers humains dissuadaient de tirer dans le tas.

- Évidemment, quand on est ultra-libéral, allégua Victoria.

Car Françoise, dans un esprit de concorde et d’harmonie, avait fini par étiqueter Frédéric. Rituellement, Victoria dénonça le « loup dans la bergerie » tandis que Frédéric remuait son thé. Il se retourna vers ce membre de la caste des moutons bien gras et bien armés. Elle n'était pas vilaine, malgré son fessier abondant. Dommage qu’elle fût si con ! Le ciel était superbe, l’alizé agitait doucement le taud de soleil. La voix aigre de Victoria chassa l’harmonie du décor.

- Il y a une chose que je ne comprends pas, pardonne-moi de te le dire, c’est pourquoi nous sommes là, alors qu’il y a une marina confortable juste à côté. Il y a de l’électricité, on n’est pas obligé de faire marcher le moteur la nuit, on n’a pas besoin d’un dinghy qui prend l’eau pour aller à terre...

- Pour toi, peut-être.

- Pour moi, quoi ?

- Plus confortable pour toi, pas pour moi. Je suis très bien ici.

- Alors, parce que toi tu es bien, tout le monde doit souffrir !

Françoise ouvrit la bouche, attentive à l’affrontement qu’elle craignait et espérait à la fois. Mais Frédéric, qui avait anticipé la demande, resta calme.

- Je n’ai pas dit que je ne voulais pas aller à la marina, si c’est la demande de la majorité. Mais je ne me sens pas obligé de partager la facture. Si tu veux y aller, on y va, mais tu payes.

- Et le partage des frais, alors !

- On partage les frais communs, pas les frais occasionnés par les caprices ou la faiblesse. Si la vie à bord te semble insupportable, regarde par ici !

Il désigna les grands hôtels qui s’alignaient le long de la Pointe-du-Bout.

- Tu vois, il y a le choix. Le Bakoua, le Méridien… Il y a de la place, et des employés qui ne demandent qu’à se mettre à tes ordres. Moi, je ne suis pas ton employé.

- Mais je paie, merde ! Quatre cents euros par semaine.

- Tu paies pour un service, celui de dormir à bord. Ça ne donne pas le droit de faire la loi. Ici, c’est moi qui fixe les règles, que tu le veuilles ou non. Quatre cents euros, c’est le prix d’une ou deux nuits au Bakoua. Le service y est meilleur, mais tu n’y feras pas non plus le règlement intérieur. C’est comme ça.

- Bon, je vais réfléchir. Je peux charger mon portable ?

- Pas de problème. Surtout que les batteries sont bien pleines, après notre petite promenade de cette nuit. Je vais allumer le 220.

Deux heures plus tard, il fut temps pour les femmes d’aller à terre. Frédéric, instruit par l’expérience, attendit qu’elles soient fin prêtes avant de mettre l’annexe à l’eau. Au moment d’embarquer, Victoria se souvint de son téléphone. Frédéric l’entendit s’exclamer : « Ah ! merde ! »

- Allons bon, qu’est-ce qu’il y a encore…

Victoria apparut, son mobile à la main.

- Bon, c’est embêtant, quand j’ai débranché mon chargeur, ça a arraché la prise.

Frédéric fonça à l’intérieur, la bousculant au passage. Prise arrachée, fils dénudés, court-circuit… Non, il n’y avait pas d’urgence. Seulement une prise à fixer. Pour lui, ça ne faisait pas de doute. Elle avait dû y aller un bon coup, pour arracher les vis. C'était ainsi. Les femmes remplaçaient la force dont elles manquaient par la violence. La force physique ou morale, compléta Frédéric, qui aussitôt se tança : beaucoup d'hommes aussi, les faibles, les découragés, ceux qui finissaient par plier devant une puissance d'autant plus grande qu'elle était invisible, impalpable : la force de l'air du temps. Pour les forts, les révoltés, l'air du temps empestait. Il était trop sucré, trop mielleux, trop parfumé de douceâtre pitié pour qu'un esprit libre s'y déploie à son aise. Il en restait beaucoup, des hommes, douceur et fermeté ? Le masculin baissait pavillon, quand la féminitude s'imposait, mièvrerie et brutalité... De nouveau, il se gronda : tu généralises ! Mais elles étaient si rares, celles qui semblaient contredire cette idée...

En le voyant revenir, Victoria attaqua sans attendre.

- Bon, c’est pas la peine de tirer une tête comme ça. Ça doit se réparer, ou se racheter, je ne sais pas. Mais c’est pas un drame !

- C’est pas un drame, c’est juste un peu de travail que tu ne sais pas faire. Pour toi, la vie, c’est simple : je bousille, il répare.

Évocation fugitive d’Isabelle. Victoria :

- Mais enfin, quoi ! Tout le monde peut se tromper. Elle ne devait pas très bien tenir, ta prise.

- Oui, ma prise, pour recharger ton téléphone. Allez, on y va.

En effet, tout le monde peut se tromper, pensa-t-il en allant déposer les deux femmes au ponton. Et puisque tout le monde peut se tromper, il n’y a pas de honte à se fourvoyer répétitivement. C'était même recommandé. Sous l’absurde loi du nombre, l’horizon moral du « même » avait remplacé l’horizon du « mieux ».

Alors qu’il revenait sur « Marjolaine », Rémy l’invita à venir chez lui. Rémy était soudeur professionnel, alsacien, et était le meilleur copain de Frédéric. Il s'était marié l’année précédente avec une solide allemande et ils avaient conçu un solide petit garçon aussi roux qu’il était possible. Certains croyaient encore qu'un enfant était roux parce qu'il avait été engendré quand la femme avait ses règles. Les hommes aiment raisonner, bien ou mal, qu'importe, disait Pareto, l'un de ceux qui regardaient derrière le miroir. Les raisonneurs cherchaient et trouvaient des constantes, absurdes au besoin. L'esprit scientifique, même de nos jours, n'avait pas toujours remplacé l'esprit magique. Les hommes du XXème siècle en étaient majoritairement imprégnés, à constater le respect quasi religieux qu'ils portaient au pouvoir politique, même quand ils s'en moquaient. Se moquer d'une idole, c'est encore y croire. La transgression fait partie du fait religieux. La dérision, face à la puissance, était un triste aveu d'impuissance. L'homme de cœur, confronté à la malfaisance de la force, ne riait pas. Il éliminait.

Rémy demanda à Frédéric comment ça se passait avec ses femmes, ajoutant qu’il avait été plié de rire de le voir, la nuit précédente, courir sur le pont complètement à poil.

- J’ai même appelé Marion pour qu’elle profite du spectacle ! Ralph et Monique aussi, m’ont dit qu’ils avaient bien rigolé !

Ralph était un commerçant retiré, ancien résistant, qui adorait plaisanter sur ses déboires commerciaux et sa judéité.

Frédéric avait judicieusement établi une cloison étanche entre ses amis et ses femmes. Il imaginait les résultats d’une telle rencontre.

Victoria décida de rentrer en France peu après. Il y avait des manifs, contre la guerre en Irak et pour les retraites. Elle avait aussi des engagements d’ordre artistique. On l’avait sollicitée pour monter une pièce écrite par un auteur malien, à Montreuil. Malgré l’attrait d’un passage gratuit sur Air France, Françoise resta deux semaines de plus. Frédéric pêcha dans Chamfort cette citation : « Les femmes n’ont de bon que ce qu’elles ont de meilleur ». Ce « meilleur », avec Françoise, se limitait à quelques minutes, de temps en temps, estima-t-il.

Hyères, dimanche 20 juin 2003

Vacances d'été en France avec Mathilde. Le bateau tanqué à Carriacou sous la surveillance d'amis, je suis resté un moment à Paris. Chez Colette, j'ai retrouvé la télé du samedi soir. Un truc qui s’appelle « Nice people » (ben voyons !). Devant un tel miracle de stupidité réjouie, on se sent à la fois écœuré et vaguement indulgent, comme au spectacle de la vomissure d’un ivrogne. Dans Paris, la « gay parade ». Fiers d’être z’homos, et z’heureux de l’afficher.

Au Camping de l’Ostaou avec Mathilde. Elle se fait des amis. Les enfants sont prénommés Tatiana, Kevin, Orlane. Les gosses ont l’air heureux. Rien ne m’est épargné. Ni l’animation de « FUN Radio » sur la plage surchauffée, ni la « Nuit artisanale » à l’Ayguade avec ses parkings bondés… Mais ce sont les vacances de Mathilde, tant pis si je me sens comme un singe enfermé au zoo.

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