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Triptyque

Doubles fonds et doubles pensées

Où la sœur de Frédéric lit dans l'avenir, et est seule à connaître le passé ; sa conception du mensonge, de la vérité et de la supériorité des femmes ; où Françoise fait un rêve étrange, et trouve de bonnes raisons ; pourquoi elle est tentée par l'extrême-droite.

 

Il était d’une naïveté, ce pauvre Frédéric ! pensa Colette. Tellement prévisible. Sûr qu’il allait appeler cette Françoise. Et pour Suzanne, il pensait vraiment que personne n’était au courant ? Colette s’étira dans sa baignoire, songeant à son frère avec une tendresse presque maternelle.

Elle savait, et il ignorait qu’elle savait, oubliant sans doute l’aveu qu’il lui avait fait à l’époque. Près de quarante ans étaient passés. Il n’avait aucune mémoire, trop occupé à ratiociner. Elle avait alors vingt-trois ans. Son grand frère avait trente ans. Elle le voyait comme une sorte de héros. Ses confidences étaient accueillies comme autant de révélations sur la vraie vie. Un jour, il lui avait révélé avec une goguenardise mal dissimulée qu’il avait eu une aventure avec sa cousine. Colette n’avait rien dit à personne, mais il était probable qu’Odette savait, elle aussi. Suzanne ne pouvait rien cacher à sa mère. Mais Odette était morte, comme Suzanne, comme la pauvre Anna qui, peut-être, s’était doutée de quelque chose.

C’était comme un vieux meuble de famille, cette histoire ancienne, un vieux secrétaire poussiéreux, descendu du grenier à la mort de Suzanne. Tout le monde, maintenant, se cognait dedans.

Certains membres de la famille savaient désormais le contenu de certains tiroirs, mais d’autres leur restaient secrets. Elle seule les possédait tous, avec leurs doubles fonds.

Elle se savonna avec un sentiment de satisfaction intime. Vérités tronquées, omissions calculées, chacun des personnages détenait une partie du mystère et supposait l’ignorance des autres. Le plus étrange, c’était que les principaux intéressés, Frédéric et Valentine, avaient été les derniers à savoir, jusqu’à la mort de Suzanne.

Elle seule savait tout : l’infertilité de Christian, la décision du couple, le mensonge de Suzanne à son mari, le rôle innocent – innocent ! – de Frédéric...

Que n'était-elle resté muette, Suzanne  ! Cela avait été plus fort qu’elle, à l'approche de la mort. Tout le monde s’en serait mieux porté. Valentine serait restée la fille de Christian, Frédéric aurait pu encore jouer le rôle de l’oncle affectueux, une lignée parentale factice aurait continué d’exister.

 

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Suzanne avait parlé à son cousin de façon tellement ambiguë que Frédéric continuait de croire à une sorte de hasard, là où il y avait préméditation. Faudrait-il éclairer complètement son frère, se demanda Colette.

Sans doute, il le faudrait. Cela ne pouvait ternir la mémoire de Suzanne, au contraire. Il y avait eu une sorte d’héroïsme de sa part : le courage de faire des choix difficiles, le courage d’obéir à ses sentiments, celui de préserver l’honneur de son mari par le mensonge, ou du moins l’omission… Et de garder le secret pendant trente ans, jusqu’au moment où elle s’était décidée à parler, hélas…

Et Frédéric qui se plaignait des femmes !

Qui lui avait mis le pied à l’étrier, quand son horizon professionnel se limitait à faire du porte-à-porte pour vendre des machines à écrire ? Une femme, Suzanne, qui l’avait fait entrer à Paris-Matin, grâce à Pescram… Ce dont Frédéric l’avait remercié en couchant avec son épouse. Qui avait fait bouillir la marmite pendant les années où Frédéric faisait le pitre sur les circuits ? Anna, qu'il avait récompensée en la traitant avec cette froideur méchante qui était à l’époque sa marque de fabrique.

Colette eut un petit rire intérieur, en se brossant les orteils. Quelle famille !

Son frère affirmait qu’il avait changé du tout au tout en devenant père. Il situait ce bouleversement à la naissance de son fils. Gaël était resté près d’un mois entre la vie et la mort. Frédéric disait : « Je le regardais dans cette minuscule couveuse, avec des tuyaux partout. J’allais tous les jours à l’hôpital. J’étais dans le couloir, derrière la glace. Il pesait à peine plus d’un kilo. Il était tout seul dans la chambre stérile. Je le voyais bouger un peu les mains. Je voulais lui transmettre de la force… »

Selon lui, devenir père lui avait ouvert le cœur, auparavant cadenassé. Ouvert, ou brisé. Il fallait croire que cet organe, qu’une absurde convention désignait comme le siège des émotions, s’était ouvert trop largement, au point de le faire régresser jusqu'à un grotesque sentimentalisme quand il se fixait sur un objet jugé suffisamment désirable pour éveiller ce besoin d’aimer, qui était resté à l’état latent jusqu’à ce que la paternité ait déclenché un ressort caché, et dont la privation, avec l’éloignement de Mathilde, l’avait mis en état de manque, à l’instar d’une addiction qu’il fallait satisfaire coûte que coûte, s’amusa Colette. Cette faiblesse était intimement liée à une autre dépendance, celle d’une sexualité compulsive.

Elle pensa aux théories de Frédéric. S’il était exact que les hommes étaient plus habiles pour construire des viaducs et des quatuors, les femmes se montraient bien plus fortes pour tricoter les intrigues, tisser les relations humaines, pénétrer les âmes, tramer les lacs dans lesquels ils se prenaient, d’autant plus facilement qu’ils se pensaient supérieurs. Les hommes étaient supérieurs dans la manipulation des choses, les femmes dans la manipulation des gens, par lesquels elles pouvaient agir sur les choses.

Mentir n’était rien, au fond. Elle se rappela ce qu’en disait Frédéric. Mentir, selon lui, c’était s’abaisser. Pourquoi le pensait-il, comme la plupart des hommes ? Parce que les femmes étant réputées inférieures, et réputées ne pas être véridiques, mentir était s’abaisser à leur niveau. La belle affaire ! Pourquoi l’art de dissimuler serait-il inférieur à l’art du combat, la diplomatie inférieure à la guerre ? Un monde bâti sur une dissimulation protectrice avait-il moins de raison d’être que celui fondé sur une dangereuse – et de toute façon illusoire – sincérité ? Un monde de femmes, disait Frédéric avec dégoût, sans pouvoir légitimer ce point de vue autrement que par la supériorité des points de vue masculins, probablement.

Le mensonge n’était mauvais que lorsqu’il était découvert. Le secret avait d’immenses vertus. Il ne les perdait que lorsque, précisément, il cessait de l’être. Mais on pouvait très bien imaginer des rapports humains basés à la fois sur la confiance et sur le mensonge. Les féministes avaient fait fausse route, en clamant au grand jour leurs ambitions. Jamais les femmes n’étaient plus puissantes qu’en feignant l’infériorité, jamais elles n’étaient plus fortes qu’en paraissant inoffensives. Il y avait deux manières d’être stupide, pour une femme : l’être réellement, bien sûr, mais aussi revendiquer une féminité qui soit le décalque de la masculinité.

Elle était prête à parier que Frédéric reprendrait contact avec cette Samia, qui à défaut d’être une intellectuelle était instinctivement femme, et n’avait qu’à laisser parler son instinct pour prendre l’ascendant sur son frère. Une femme dangereuse, comme l’était cette Françoise.

Colette sortit de la baignoire et s’enveloppa dans un peignoir, frottant ses cheveux coupés courts avec une serviette. Elle supposa qu’à cette heure Frédéric était arrivé à Montparnasse. À Montparnasse, ou chez cette Françoise, l’experte en fellation. Oui, il était bien capable d’y aller, après tous ces discours sur l’infériorité des femelles, et elle saurait  bien l’entortiller, ce grand naïf ! Il n’avait aucune volonté avec les femmes quand il était en rut, et c’était sans arrêt, malgré son âge. À cet égard, il lui rappelait un Ministre des Finances, en moins vulgaire, ce qui n’était pas difficile.

Frédéric n'était pas allé chez Françoise, mais il était en train de l’appeler au téléphone. Il avait hésité, durant le trajet en métro. Il aurait pu, bien sûr, lui envoyer le blouson par la Poste, mais il se serait sûrement perdu, la boîte aux lettres ne pouvant recevoir un paquet d’un tel volume. Il aurait pu le déposer chez le gardien de l’immeuble, mais il avait oublié le code d’accès. Et puis vraiment, cela aurait été inutilement cruel de procéder ainsi ! Françoise l'avait aidé dans des moments difficiles. Il ne pouvait décemment agir comme une brute ou comme un ingrat, se justifia-t-il.

 

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L’enfant tétait avidement un cigare ramassé sur le trottoir. Le cigare grossissait, il devenait énorme, la fumée bleue lui sortait par les orbites, par les oreilles, par le moignon de son bras coupé. La petite fille ouvrait des yeux gigantesques. Elle étouffait, elle ne pouvait pas crier, elle gonflait, elle allait éclater sous la pression. Elle tendait son bras valide vers Françoise et brandissait un téléphone, un combiné en bakélite, comme dans les vieux films. Françoise était comme paralysée. Puis, avec un brusque effort, elle réussit à tendre la main. Son coude heurta le meuble de la télé. La douleur acheva de la réveiller. La sonnerie continuait. Elle ôta son masque, tâtonna, et attrapa l’appareil. Elle reconnut aussitôt la voix de Frédéric.

- Excuse-moi, je te dérange sans doute. Il est tard. Je ne m'en suis pas rendu compte, avec le décalage horaire. Je rappellerai demain.

- Non, non, ça va maintenant. Je me suis couchée sans dîner. J'ai tellement travaillé aujourd'hui. J'étais crevée. Si je m’attendais à ton appel, après tout ce temps ! J’étais au milieu d’un cauchemar horrible. La petite tzigane, tu sais, Sonia, qui m’appelait au secours. Elle était en train de mourir, et je ne pouvais rien faire pour la sauver. Mais tu es où ? A Paris ? feignit-elle de s'étonner, alors qu'elle le savait en France depuis deux semaines, espérant anxieusement qu'il donne signe de vie.

- Quelle Sonia ? Je ne comprends pas. De qui tu me parles ? Tu ne te sens pas bien ?

- C’est vrai, je suis idiote. Il s’agit d’une petite fille de onze ans, pour qui je fais des traductions. C’est une enfant martyre. On l'a trouvée dans la rue. Hier, on m’a appelée pour me dire qu’elle avait fugué du centre où on l’hébergeait. J’ai traduit toute la journée à la police et aux urgences médicales judiciaires. Elle s’est fait ramasser par un type qui l’a forcée à baiser, excuse-moi c’est son expression, en échange de vingt euros et d’un paquet de cigarettes…

- Je comprends, c’est moche… Je t’appelais pour ton blouson, tu sais, le gros blouson que tu as laissé à Curaçao et que j’ai oublié de te rapporter la dernière fois.

- Tu restes longtemps ?

- Non, pas très longtemps. Alors, pour le blouson ?

- Et tu habites où ? Si tu ne m’as pas appelée, c’est que tu as un gîte, je suppose.

- Oui, une chambre qu’on m’a prêtée. Mais le blouson…

- Et tu sais quoi ? La petite a refusé l’examen médical et la prise de sang, du coup le médecin, bien content, a renoncé à tout contrôle du sida…

- Peut-être elle a refusé parce que toute son histoire de baise était un mensonge…

-Tiens, je n’y avais pas pensé.

- Et qu’est-ce qu’elle va devenir cette petite rom ?

- On va peut-être lui trouver une famille d’accueil, ou la renvoyer dans son pays. J’espère qu’une solution va être trouvée parce que les services sociaux sont en train de lui mettre une camisole chimique en la bourrant de calmants

- Qu’est-ce que je fais, alors, pour le blouson ? Je te l’envoie ou tu préfères qu’on se croise quelque part ?

- Oh, mais j’y suis ! Ça y est, j’ai compris !

- Françoise, moi je n’y comprends rien ! De quoi tu parles ?

- J’ai compris mon rêve. Ce gros cigare, la petite qui étouffait !

- Oui, je vois, moi aussi. Tu fais souvent des rêves pornos ?

- Je rêve de toi, de ton lézard, parfois !

- Ouais… Revenons au blouson, si tu veux.

- Ah ! Mais attends ! Oui, ça tombe vraiment bien que tu m’appelles !

 

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Le lendemain, Françoise et Frédéric montèrent ensemble l’escalier étroit menant sous les combles de l’immeuble, boulevard de Montparnasse. Il ne pouvait faire moins que de l’héberger une nuit, avait argumenté Françoise, parce qu’elle se retrouvait à la rue, et que son amie Nathalie ne pouvait la prendre chez elle à cause du retour de Fatima - qui cela pouvait être ? -, et que son propre deux-pièces lui avait été interdit par l’arrivée inopinée de la mère de sa locataire américaine...

Il n’y avait pas d’autre et que, du moins officiellement. Françoise découvrit la petite chambre au plafond pentu. Excitée, elle entreprit de lui vanter la commodité du quartier et du logis, aussi bien que si elle avait été en situation de le lui vendre.

- Tu as le métro à côté, toutes les lignes de bus, dont une qui va directement chez moi. Il y a l’ascenseur jusqu’à l’avant-dernier étage. Tu as vraiment de la chance ! Et qui est-ce qui t’a prêté ce palace, si je ne suis pas indiscrète ?

- Indiscrète, tu l’es sans conteste. C’est un copain de bateau, inventa-t-il.

- Et tu crois qu’il accepterait de me le louer, ou de me le prêter, de temps en temps ?

- Françoise ! Tu es exaspérante !

- Et tu as une vue superbe sur le boulevard de Montparnasse !

- Oui, en se penchant un peu. Tiens, ton blouson est là. Tu avoueras que c’était une drôle d’idée, d’emmener un blouson fourré à Curaçao !

- On ne sait jamais. J’aurais pu vouloir faire un tour dans les Andes, puisque je passais par Caracas… D’ailleurs, je n’ai toujours pas compris pourquoi tu m’as obligée à faire ce détour. J’ai regardé ensuite. Je pouvais très bien revenir par Saint-Martin, ça m’aurait évité ce voyage horrible !

- Et tu aurais payé ton billet une fortune ! Mais on ne va pas revenir là-dessus. Cela fait longtemps maintenant, il y a prescription, tu ne crois pas ? Il montait la voix, outré par sa façon de refaire l’histoire.

- Excuse-moi. Je ne sais pas pourquoi on parle de tout ça, c’est vieux.

- Mais ce n’est pas moi qui en parle, c’est toi, merde !

- Si on allait dîner, qu’est-ce que tu en penses ?

- Allons-y. Il y a plein de restaus dans le coin.

Dans l’ascenseur, il constata :

- Enfin, c’est terrible ! Tu me demandes de t’héberger, j’accepte, tu viens, et pour quoi ? Pour me faire une scène !

- Oui, c’est bête.

- C’est bien d’en convenir.

Ils allèrent dans un restaurant indien où, deux semaines plus tard, il dînerait avec Samia. Ils commandèrent deux tandoori et un rosé de Provence. Tandis qu’il le goûtait, elle questionna, enjouée :

- Et qu’est-ce que tu as fait, depuis qu’on ne s’est vu ?

Sans attendre la réponse, elle l’informa du déménagement du café-philo, qui tenait désormais ses assises dans un restaurant asiatique, rue Cujas.

Frédéric fit un signe d’assentiment au serveur puis adressa une mimique à Françoise, comme s’il rassemblait des souvenirs sans importance. Il ne fallait rien dire qui excitât sa jalousie, sans pour autant s’abaisser à mentir. Finalement, s’il omettait les péripéties avec les Vénézuéliennes, avec Samia, avec Fanny, il ne restait pas grand-chose, pensa-t-il. Françoise attendit la suite, savourant intérieurement la kyrielle de fables et d'omissions qui n'allaient pas tarder à suivre.

- Voyons… Depuis que je suis venu en France en avril…

- Et que tu m’as cabossé ma pauvre petite voiture, car tu t’es promené là où il ne fallait pas, comme un touriste innocent.

- Au fait, tu l’as fait réparer, quand je t’ai envoyé l’argent ?

- L’argent de la franchise, que j’ai dû te réclamer une demi-douzaine de fois !

Il la regarda, amusé. Ne voulant pas lui reprocher frontalement son refus de l’accueillir, elle avait en effet usé et abusé de cet angle d’attaque pendant tout l’été, dans des mails pleins d’une lourde ironie.

- Sinon, rien de très spécial. J’ai fait la deuxième moitié du pont du bateau. Après, je suis allé faire un tour au Brésil.

Il lui raconta la remontée de l’Amazone.

- Et tu étais seul ?

- Oui, Françoise, j’étais seul. Mais j’aurais été accompagné que ça serait mon droit le plus strict.

- Oh, je ne pensais pas à moi. Je pensais à cette arabe, dont tu avais l’air bien épris. Comment s’appelle-t-elle, déjà ? Najoua ?

- Non, Samia.

Ce nom qui l'obsédait, qu'elle haïssait... « Samia, c'est moi qui te le demande, cette fois-ci, sans détours. Si tu veux, reviens, vite, appelle-moi. » Ce mail, fin août, qui la brûlait, et qu'elle relisait, éteignant le feu de la jalousie par ses larmes.

- Et tu l’a revue ?

- Ça ne te regarde pas, mais… Non, je ne la vois plus.

Il aurait bien aimé confier sa déception, exprimer son ressentiment. Mais pas à elle ! Cela lui aurait fait tant plaisir. Il sentait qu’elle jubilait, derrière une feinte compassion.

- C’est bien mieux, même si ça te fait de la peine. Tu sais, j’en ai parlé avec Martine. Elle m’a rapporté que cette Samia n’avait qu’un but, c’était de trouver un petit vieux pour se faire entretenir, et si possible se faire léguer son bateau. Tu te rappelles Roger ? Oui, le Roger qui était avec Francesca. Elle a tenté le coup avec lui, en Martinique, mais il ne s’est pas laissé faire !

- Roger ! Le pognon qu’elle lui a coûté, Francesca ! Alors ça m’étonne beaucoup que Samia ait tenté le coup, comme tu dis, car elle n’aurait pas échoué. Roger est précisément le genre à se faire avoir. Il a dû se vanter. Si tu écoutes les hommes, ils passent leur temps à repousser de superbes créatures qui se traînent à leurs pieds !

- Tu la défends, j’ai l’impression.

- Je suis logique. D’ailleurs, si Samia avait cette idée, tu crois qu’elle l’aurait confiée à cette pipelette de Martine ? S’il y a une chose dont on peut la créditer, Samia, c’est d’être discrète. Secrète, même…

- Alors, Martine aurait tout inventé ?

- Pas forcément. Samia a très bien pu lui dire quelque chose de ce genre, soit comme plaisanterie, soit par dépit, par orgueil… Parlons d’autre chose, si tu veux bien.

- D’accord. Mais au moins, est-ce que tu t’es fait contrôler ?

- Encore ! Mais c’est une obsession, chez toi ! Je me suis fait contrôler en avril, tout va bien.

- Et depuis, tu n’as plus couché avec elle, j’espère ?

Sur un mouvement d’exaspération de Frédéric, elle ajouta :

- J’ai le droit de te le demander, ce n’est pas une question de jalousie, c’est pour ma sécurité.

- Ta sécurité ? Il y a un bon moyen de l’assurer, ta sécurité, tu le sais très bien.

- Tiens, au fait, j’ai dîné avec Victoria, l’autre soir. Elle m’a demandé de tes nouvelles.

- Victoria ? Toujours aussi anar ?

- Elle m’a encore demandé si tu étais toujours aussi facho. Excuse-moi, c’est comme ça qu’elle s’est exprimée.

- Il n’y a pas d’offense. Être traité de facho, depuis trente ans, c’est presque un brevet de lucidité.

Elle chuchota, après avoir coulé un regard autour d’elle :

- Tu sais, je me demande si je ne vais pas voter pour Le Pen, s’il se présente en 2012.

- À son âge ? Et pourquoi tu parles comme si on était à l’église ? Tu as peur de quoi ? Je suis prêt à parier que dans quelques années, ça va être très tendance, de faire les yeux doux à l’extrême-droite.

- Ça doit plutôt te plaire, non ?

- Le balancier est allé trop loin d’un côté, il ira trop loin dans l’autre sens. On a vissé le couvercle trop longtemps. J’ai peur que ça explose, d’une façon ou d’une autre.

Pensif, il regarda dans le vague. Il était bien agaçant de se retrouver sur un navire avec des gens qu’on n’estimait pas. Son regard passa sur une affichette collée à la vitrine du restaurant : « Active Learning Center » ; une école de théâtre, où de pauvres gosses payaient pour avoir la très improbable éventualité de monter sur les planches, mais la forte probabilité de se faire sauter par le professeur.

- Frédéric, tu m’écoutes ? Je te disais, tu ne peux pas t’imaginer le nombre d’immigrés qui sont là, dans les couloirs des tribunaux, à Nanterre, pour traduire de l’arabe en français…Ce qu’ils pensent être du français ! Le fric que ça doit coûter ! Le pire, c’est qu’ils nous piquent du travail, en prétendant qu’ils sont aussi interprètes en anglais. Il faut entendre les traductions, je t’assure, c’est cocasse. Mais les juges ne comprennent pas davantage l’anglais que l’arabe, alors ils disent n’importe quoi, c’est à hurler de rire.

Françoise but une gorgée de thé.

- Ce qui est moins drôle, c’est qu’il y a de plus en plus de concurrence dans mon métier. Chacun joue des coudes pour avoir du boulot. Bon, tout ça, ça ne t’intéresse pas, je vois. Toi, tes affaires ont l’air de s’arranger. Tant mieux. Ce n’est pas comme quand tu me réclamais deux cent euros par semaine pour venir sur Marjolaine !

- C’est vrai, ça m’a dépanné. Mais, rappelle-toi, c’est toi qui me l’a proposé. C’est grâce à ça que tu as pu remettre les pieds sur le bateau, après le gag de la peinture.

Il paya l’addition. Une vague tendresse lui vint, en pensant à tout ce qu’elle avait fait, la façon dont elle s’était cramponnée depuis dix ans. Sans pour autant lui donner de l’espoir, il pouvait montrer un peu de d’amabilité. Il lui vint à l’esprit que Françoise, si différente qu’elle fût de Samia, avait quelque chose en commun avec elle. Samia exigeait d’être considérée. C’était témoigner de beaucoup d’outrecuidance. Françoise exigeait d’être aimée, ce qui était la plus grande des présomptions. La moins immodeste des deux ne l’était qu’en apparence.

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