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Triptyque

Incompréhensions en série

 

Où Françoise-qui-sait-tout essaie de comprendre l'incompréhensible ; où Frédéric essaie de se faire comprendre par sa sœur Colette ; ce que celle-ci essaiera de faire comprendre à Françoise, en lui offrant son journal ; où l'on constate que même Colette-la-maligne ne comprend pas certaines attirances ; où Frédéric conclue qu'il vaut mieux ne pas essayer de comprendre les femmes.

 

Frédéric fit sa saison de pêche sur OnlyYou. Certains poissons se révélèrent fort avariés. Tout en même temps, il continua d'entretenir une correspondance avec Samia, qui visita la Colombie tandis qu'il se rendait au Brésil. Puis ce fut une nouvelle réconciliation, suivie d'une nouvelle rupture. Maudites femmes, qui vous transforment en girouette ! s'indignait Frédéric. Les mails étaient avidement lus par Françoise, qui suivait ces rebondissements sentimentaux avec un mélange de curiosité et de tristesse. C'était une toute nouvelle figure que prenait Frédéric à ses yeux. Un Frédéric fleur-bleue comme elle ne l'avait jamais imaginé. En même temps, le journal, découvert plus tard, contredirait cette idée, et elle se demandera : comment Frédéric a-t-il pu tomber amoureux d'une femme qui y était présentée comme trompeuse, vindicative, brutale, fausse, dominatrice... Cette Samia n'avait apparemment rien de la femme fatale des romans à l'eau de rose, ni par physique, ni par son son caractère. Un mystère pour Françoise, qui n'avait jamais aimé, qui n'avait jamais eu d'enfant, et dont le moi avait pu se développer sans mesure.

En octobre, Frédéric fit un second voyage à Paris. En état de détresse affective, ce faux cynique avait entrepris un flirt épistolaire avec une Toulousaine, Fanny, espérant contre toute logique une nouvelle magie, à un âge et pour une passante dont les beaux yeux et la svelte silhouette étaient les seuls atouts, sans aucune autre sorte d'affinité.

 

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HUIT MOIS, je me les suis farcis, les mails des deux tourtereaux ! Les séparations larmoyantes, les retrouvailles enflammées ! Grotesque !!! L’arabe manipulatrice, et le vieux blanc. Je bouillais intérieurement, à suivre les péripéties ridicules de leurs amours contrariés. Frédéric qui se prenait un peu pour un surhomme, pris dans les filets grossiers de cette salope arriérée, INCULTE ! Finalement, j’en arrivais à l’apprécier, cette Samia qui le faisait tourner en bourrique ! Quel CON ! Pour en rajouter une couche, j’ai eu droit à la toulousaine, cette Fanny aussi nullarde que l’autre. C’est ça qui les fait TRIQUER les « hommes supérieurs » ? Des bonniches et des oies --- comme DSK ? Une femme qui a quelque chose dans la tête, ça leur fait peur ? Et moi, LA GOURDE qui a tout donné, qui n’a recueilli que les miettes, aussitôt ÉJECTÉE dès qu’elle était concurrencée, que ce soit par Mathilde ou Valentine, car maintenant il a deux filles, dont celle que lui a fait dans le dos sa gentille ( !!!) cousine, celle du château, où je n’ai jamais été autorisée à mettre les pieds : j’aurais pollué ces vieilles pierres, moi la petite polonaise, trop européenne pour les goûts de Maître Frédéric le misogyne amoureux comme un phoque ! Me venger ? Il l’aurait bien mérité, j’étais devenue trop gentille, et puis comment ??? Adresses, numéros de téléphone ? Je n’avais plus rien dans mon trousseau, rien que des adresses mail. COMBIEN DE FOIS j’ai été tentée d’en envoyer, des mails, à ses sœurs, à ses filles, à ses correspondantes, à ce Thierry qui visiblement ne connaissait pas Frédéric le fourbe ! Mais je me retenais. Frédéric, aussi bête qu’il était, aurait compris, aurait changé son password. J’étais coincée, et il me fallait ENDURER sans pouvoir rien faire.

Et puis il est arrivé à Paris. Comme la fois précédente, il m’a fallu attendre. Et, bien sûr, il m’a appelée, avec le prétexte du blouson, l’hypocrite !!!

 

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L'autobus 26 déposa Frédéric près du marché Secrétan. En chemin, il appela sa sœur pour qu’elle lui donne le code. Colette vint l’accueillir sur le pas de la porte. Ils s’embrassèrent. Il posa son long imperméable sur le canapé puis fit quelques pas jusqu’à la porte-fenêtre, anticipant le moment de passer à la question, qui ne tarda pas.

- Alors, le bilan des courses ?

La semaine précédente, ils s'étaient quittés à la Gare Matabiau, elle pour rentrer à Paris, lui pour aller à un rendez-vous, à Toulouse, dont il n’espérait rien. Frère et sœur s'étaient juste croisés dans la vieille maison de famille. Il avait exposé à sa sœur sévère et compatissante les derniers épisodes de ses relations samiesques. Colette en suivait depuis près d’un an les rebondissements répétitifs, avec l’indulgence et la lassitude agacée ressentis devant un mauvais feuilleton TV. Les chapitres précédents se résumaient ainsi : comment, après sa troisième rupture avec Samia, en avril, la séparation paraissait consommée ; comment, tandis qu’il se trouvait au Venezuela, Samia, malgré l’avortement, avait repris contact avec lui, et la kyrielle de mails qu’ils avaient échangés, involontaires instruments de torture pour Françoise ; comment, après une nouvelle réconciliation, l’intransigeance de Samia avait amené une nouvelle séparation, épistolaire, suivie d’une nouvelle réconciliation, sur un quai de Puerto la Cruz ; suivie d’une nouvelle fâcherie, Samia ayant été séduite par un marchand de fringues qui lui promettait de l’embaucher dans sa chaîne de prêt-à-porter, tandis que Frédéric nouait une idylle sur un site de rencontre avec une toulousaine…

Dernier épisode dont Colette avait eu la primeur, une semaine plus tôt, sans en connaître la chute.

- Alors, le bilan ? répéta-t-elle.

Ravalant son humiliation, son frère prit le ton qui convient. Il en avait vu d’autres !

- Un bide. Un bide complet.

- Je m’y attendais un peu. J’y pensais dans le train. Ça n’a jamais été une bonne méthode, de draguer une femme pour se venger d’une autre, qu’on aime…

Le geste dubitatif de son frère la poussa à insister.

- Qu’on aime, bon, c’est une façon de parler. Ce que je vois, c’est que depuis votre rencontre dans un escalier, vous n’avez pas arrêté de vous courir après, toi et cette Samia. Tu finis par la reprendre, mais en même temps tu viens à Toulouse pour rencontrer une femme trouvée je ne sais où…

- Sur OnlyYou, un site de rencontre. Je te l’ai dit.

- Excuse-moi d’oublier tous les détails. On se croirait dans une roman-fleuve. Alors ça s’est passé comment ?

- Rien. Zéro. D’ailleurs, peu importe, je n’en avais pas tellement envie. On a déjeuné ensemble, le jour où tu es partie à Paris. Elle est venue le soir à Peyreladame. On a discuté. Samia m’a appelé. Elle a compris que je n’étais pas seul, elle s’est fâchée…

- Et tu as perdu sur les deux tableaux. Tu n’es vraiment pas malin. Tu prends quelque chose ?

- Tu comprends, c’est que…

Pour Frédéric, il était important qu’elle comprenne. Colette était sa seule véritable confidente. Plus tard, quand le MacIntosh livrerait les secrets du journal, elle serait surprise de n’y trouver qu’une relation factuelle du feuilleton samiesque. Un sentiment de honte, probablement, l’arrêtait au moment d’un déballage vulgaire. Il se montrait moins délicat, dans ce journal interrompu en septembre 2011 à propos de ses sentiments vis-à-vis de Françoise. L'ordinateur trouvé dans une chambre d’hôtel de Melchor de Mencos serait ouvert. Colette, désireuse d’ouvrir les yeux de Françoise, et dans le désir d’une étrange vengeance, le lui ferait parvenir prudemment par l’intermédiaire de Valentine, qui avait aussi de bonnes raisons de punir l’indéracinable harceleuse, comme la nommait Frédéric, entre autres épithètes malveillantes. Les deux femmes auraient eu un autre motif de vindicte, si elles avaient su que la virtuose de la pipe – dixit Colette – espionnait les mails de leur frère et père, devenu irréprochable, puisque les morts sont toujours de braves types.

Colette apporta bouteille et verres sur un plateau.

- En somme, te voilà célibataire, mais quand on dispose d’un petit nid d’amour à Montparnasse…

- Célibataire ? Hon hon… Si je voulais…

Est-ce qu’elle pensait qu’il ne prenait que des râteaux, comme l'Inspecteur Rosaire ?

- Si tu voulais ? Ah, non ! Pas celle-là !

Au fond, elle le savait. Jamais elle n’avait cru aux protestations de Frédéric, érotomane sentimental, jurant ses grands dieux de ne jamais revoir Françoise, après qu’elle ait empoisonné toute la famille au téléphone.

- Je m’en doutais bien, qu’il y avait un truc de bizarre, quand j’ai appris par Philippe l’histoire de la peinture. Quand le harcèlement a cessé, j’ai pensé qu’elle s’était lassée. Mais je me trompais, bien sûr. Je suis bête. Si elle n’appelait plus, c’est que tu l’avais revue.

- C’est vrai, je l’ai revue, un peu par hasard…

- Par hasard !

- Je ne sais pas. Je me sentais tellement mal, par moment. Tellement vide, quand Mathilde n’était pas là… Et puis, j’avais des soucis d’argent. Je l’ai invitée sur le bateau, mais pas gratuitement.

- Elle te payait pour ses séjours ? On peut dire qu’elle était sérieusement accrochée !

- Cela faisait partie des conditions pour qu’elle vienne, parmi d’autres conditions… qu’elle ne respectait jamais, d’ailleurs. Accrochée, elle l’est toujours, sans doute. On peut lui trouver cette excuse. Je m’en trouve bien, moi, des excuses pour regretter Samia. La différence, différence majeure, c’est que j’ai toujours dit à Françoise que je ne l’aimais pas, alors que Samia m’a sans cesse affirmé qu’elle m’aimait.

Colette se contenta d’un sourcillement sceptique, peu désireuse de discuter encore une fois de la véracité des sentiments de cette Samia, présentée tour à tour par Frédéric comme une femme au caractère attirant, ou comme une fille au caractère impossible, selon l’état de leurs relations épisodiques ; Samia qu’il venait de la perdre une nouvelle fois – la cinquième, selon lui, qui tenait le compte de ces ruptures avec une sorte de délectation.

Elle finissait par éprouver une sorte de mépris pour son frère, qui posait à l’esprit fort, et dont la dépendance à l’égard du sexe devenait grotesque. Elle soupçonnait qu’il continuait d’espérer, du côté du « loukoum des sables », et s'en étonnait, ne pouvant comprendre, femme, ce que l’homme peut trouver de divin dans le bestial.

- Alors, si je comprends bien, si tu as continué d’avoir des relations avec cette Françoise, c’est uniquement parce qu’elle t’aidait, n’est-ce pas ?

- Des relations, c’est beaucoup dire. Depuis un bon moment, je ne l’invite plus sur le bateau. Cela fait…

Il compta sur ses doigts, toujours amateur de précisions chiffrées…

- Cela fait deux ans, depuis une balade à Curaçao. Je la vois seulement de temps en temps quand je viens en France. Je me fais héberger quelques jours et ça s’arrête là.

- C’est déjà beaucoup trop. C’est une femme dangereuse, je te l’ai dit. Tant que tu lui laisses le moindre espoir… Si tu la recevais pour améliorer tes finances, j’espère que tu vas cesser de la voir, maintenant que tes affaires ont recouvré la santé ?

Frédéric esquiva :

- Oui, c’est incroyable, ce qui m’est arrivé. Qui aurait pu penser que Suzanne m’aurait fait un pareil cadeau ? Me voilà rentier, en quelque sorte !

- Oui, qui aurait pu penser ça, hermanito ? Qui aurait pu le penser ! En somme, tu as toujours eu de la chance avec les femmes. Et tu te plains d’elles !

- Tu as raison, au fond. Quel ingrat je suis, quand j’y pense. Sois remerciée, Isabelle, de m’avoir pris ma fille. Sois bénie, Françoise, pour tes persécutions. Et toi, Samia, pour tes violences…

- Tu l’as bien voulu !

- Et toi, Suzanne, j’oubliais Suzanne, pour le beau cadeau que tu m’as fait, ainsi qu’à Valentine, et aux autres…

- Et cette toulousaine, elle était comment, finalement, cette Fanny ?

- Elle était mignonne, aussi mignonne que sur sa photo, c’est rare.

- Tu aurais pu la baiser, au moins !

En revenant du restaurant, il accompagna sa sœur jusqu’à chez elle. Puis il reprit le chemin de la station Stalingrad. Il stoppa un instant devant une plaque fixée à un mur d’immeuble. Il faisait encore à peu près jour, malgré l’heure tardive. Cette idiotie d’heure d’été ! Dans le métro qui le ramenait vers Montparnasse, il s’intéressa à un groupe de jolies Noires aux tenues voyantes, parlant fort, puis pensa à Colette.

Sa sœur avait pour lui valeur d’exemple positif. Comme d’autres femmes, trop rares, elle était femme sans se sentir déterminée par son appartenance. Jamais Frédéric ne l’avait entendue dire « moi, en tant que femme », pas plus qu’il ne lui arrivait de dire « moi, en tant qu’homme ».

 

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Paris, jeudi 2 octobre 2008

Dîner chez Colette – Colette qui s'imagine qu'il suffit de le vouloir pour coucher avec une femme... alors que les hommes sont les humbles quémandeurs qui attendent le bon vouloir féminin à force de compliments, d'offrandes, de temps perdu à faire le beau. Tandis qu'elle préparait les apéritifs, j'en ai profité pour consulter mes mails. Dominique de « Varuna » m'a informé que Samia a perdu sa mère. Je lui ai envoyé un mail pour lui dire que je partageais son chagrin, avec mon numéro de téléphone en France. Bien tranquille dans ma chambre de bonne, je savoure ce plaisir d'avoir un toit, et de savoir que Marjolaine m'attend en bonne santé à Puerto la Cruz.

Les femmes sont incompréhensibles, disent souvent les hommes. En fait, les grands traits du caractère féminin sont assez faciles à comprendre. Hélas, quand on se mettrait à creuser, on s'en dégoûterait, et on préfère le penser comme incompréhensible que de le constater comme bas et faux – je parle en général, bien sûr. L'imprévisibilité elle-même, qui est supposée faire le charme de ce caractère, quand elle est prévisible, attendue, ne l'est plus que dans les détails d'exécution (parfois surprenants pour un esprit rationnel). Refuser de vouloir comprendre réellement les femmes, pour ne pas s'en écœurer, voir du mystère là où il n'y a que banale rouerie, c'est là encore se donner de « bonnes raisons ». Fausses raisons socialement utiles, comme dit Pareto.

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