Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Triptyque

La mère et l'Etat-mamma

 

Résumé

Frédéric et Samia, flânant dans Paris, ont échoué dans une de ces boites de jazz qu'il fréquentait dans sa jeunesse. Dans ce lieu propice aux confidences, ils évoquent leur passé. Samia et ses ambitions ; Frédéric et ses rares amours. Faut-il tout lui dire ? se demande-t-il.

 

Un colosse du saxophone – Un enfant de la pilule – Absurdité performative – Similitudes – Besoins inexprimés– L'égoïsme des émancipées – Les enfants sans parole – Une mère en second – Jazz et flash-back - Bête, vicieux et inculte – De l'Iliade dans les banlieues – Une marée de sottise.

J’hésite. Comment Samia interprétera la suite ? Le décor qui nous entoure est inchangé depuis au moins un demi-siècle : le bar, et au-dessus l’alignement de milliers de « trente-trois tours », le velours rouge de la banquette courant le long du mur, les petites tables, la rampe de l’escalier en colimaçon qui à sa gauche descend vers la cave… J’identifie le disque : Rollins, Saxophone Colossus.

Après tout, pourquoi le lui cacher ?

- Quand je suis revenu de mon premier voyage sur un voilier, c’était en quatre-vingt un, jusqu’à Dakar, Marie-France m’a annoncé qu’elle s’était fait avorter. Elle ne m’avait pas dit qu’elle était enceinte.

- Décidément c’est une manie, chez toi ! Tu passes, tu baises, on avorte !

- Samia, mon chou, je t’en prie, ne crois pas que ça s’est passé comme ça. Marie-France me disait qu’elle prenait la pilule. Elle a voulu me mettre devant le fait accompli. Je n’y suis pour rien je te le jure.

- Alors, si elle voulait un enfant pourquoi elle l’a pas gardé ? C’est illogique !

- Je pense qu’elle voulait un enfant, mais pas en tant que mère célibataire. En fait on n’a jamais parlé de tout ça, c’est bizarre mais c’est vrai. Elle a dû prendre la décision d’avorter en se retrouvant toute seule pendant presque deux mois…

Un peu comme toi, ma jolie, un peu comme toutes ces femmes qui veulent à la fois l’indépendance et le soutien ; à la fois l’épaule secourable et dicter leur loi ; une absurdité performative. Je poursuis :

- Après ça on est resté encore un moment ensemble, puis nos rapports se sont dégradés.

- Un peu comme nous, après mon avortement.

- Sans doute. Cette rupture, je ne l’ai pas acceptée. J’ai tout fait pour la convaincre de nous retrouver…

- Comme quand je suis venue au Venezuela, après que tu sois parti, et que je t’envoyais des mails...

- Oui, il y a des similitudes. Bref, j’ai fini par convaincre Marie-France de revenir avec moi, et puis ça s’est dégradé. On s’est finalement séparé…

- Et pourquoi ?

Je fais un geste évasif. Comme Samia, Marie-France était une personne avec une enfance difficile, qui agissait et parlait avec brutalité, qui se contrôlait mal et semblait toujours sur le point d’exploser.

- Deux ans plus tard j’ai rencontré Isabelle. Tu vois, avec toi, il y a eu quatre femmes qui ont vraiment compté dans ma vie, je ne parle pas des liaisons sans implication. J’ai soixante-cinq ans passés, cela ne fait pas beaucoup au total, mon cœur.

- Moi non plus je n’ai pas aimé souvent. J’ai bien aimé Gunther, que j’ai rencontré à Marseille… J’ai surtout aimé Béatrix. Et maintenant, toi.

- Pourquoi ça n’a pas marché, avec Béatrix ?

- Non, dis-moi d’abord ce qui n’a pas marché avec Isabelle.

- J’en suis encore à me le demander… Enfin, pas vraiment. Je te l’ai dit, j’ai eu une discussion avec elle, la semaine dernière. Elle a finalement admis qu’elle avait rencontré quelqu’un, je ne sais pas si c’est la cause profonde. Il y a eu la naissance de Mathilde. Un enfant, ça change les perspectives de vie. Je pense qu’elle a été effrayée, à la trentaine, par la vision de toutes ces années avec le même homme, alors que la passion des débuts était déjà morte. Le grand amour était fini. Elle avait besoin de cet excitant, la passion amoureuse…

- C’est vrai, moi aussi je n’ai du plaisir que quand je suis corps et âme avec mon ou ma partenaire. Autrement ça ne marche pas. C’est parce que je suis très amoureuse de toi que j’ai tant de plaisir.

De moi, ou de quoi ?

Une pensée que je chasse. Prématurée : analyser, c'est trahir, d'une certaine façon ; en employant un double langage, l'un intérieur, l'autre extérieur. J’en reviens à des considérations banales :

- Le sexe, c’est bien, il en faut. Mais pour vivre ensemble dans la durée, il faut trouver autre chose. De l’amitié, de la compréhension, un soutien, de la tendresse… Les enfants, ils ont besoin de la durée. C’est pour ça…

- C’est pour ça que tu aurais voulu qu’elle reste. Pour l’enfant. Tu penses que c’est agréable pour une femme de sentir que c’est à cause de l’enfant qu’on reste ensemble !

- C’est vrai, je n’y ai pas pensé.

Nouveau mensonge de circonstance. Bien sûr que j’y ai pensé. Pour les émancipées, pas question de sacrifier un peu de leur vie affective. Rester ensemble malgré la baisse inéluctable du sentiment amoureux, elles appellent cela de l’hypocrisie. Les hommes réussissent à conjuguer vie familiale et passades sans engagement. Ce n’est pas beau si l’on veut, mais l’essentiel, du point de vue de l’enfant, est préservé. Les femmes, généralement, en raison de leur moindre capacité à jouir, ont besoin d’être « corps et âme », comme dit Samia. Du tout ou rien. Elles se donnent, entièrement. De leur point de vue, c’est beau, c’est ça l’amour. Du point de vue de l’enfant ? Toutes les lois instaurées depuis les années soixante-dix (facilitation du divorce, accouchement sous X, IVG sans consultation du géniteur), ont prétendument été votées en pensant au bien de l’enfant. En fait, elles l’ont été pour le bien des femmes. Les enfants ne votent pas. Un père, ça ne sert à rien. Le sens d’un devoir, le rôle du père dans l’accession à la vie sociale ? La mère est efficacement secondée par l’État-mama, qui remplace financièrement le père.

Réflexions en vrac, ma main posée sur la cuisse de Samia, battant d’un doigt le tempo. Le père est sommé de s’attacher étroitement à l’enfant, d’assister à l’accouchement, c’est la garantie qu’il pourra être une sorte de mère, mais une mère en second, qu’on peut évacuer sans problème. Il faut aussi que cet enfant, que le père doit aimer autant que l’aime la mère, ne soit pas pour elle un concurrent, elle doit garder la première place dans le cœur de son mari comme dans le cœur du petit. Ce qu’elles veulent, c’est la soumission à leurs règles, être en position d’arbitre…

 

Samia :

- Donc elle s'est barrée, et je la comprends un peu. Tu l’aimais de façon égoïste, pour ton plaisir et pour ta fille. Là-dessus, tu es parti en bateau.

- Non. J’ai été très malheureux. Cela dit, je ne sais pas si c’est être égoïste de penser avant tout à son enfant mais passons. Je ne suis pas parti. Je suis resté pendant cinq ans. Parce que si j’étais parti tout de suite, j’aurais coupé les liens avec ma fille, qui avait seulement trois ans. J’ai fait en sorte pour que son univers ne soit pas brusquement chamboulé. Je lui ai donné autant que possible de la stabilité, de la sécurité…

Isabelle bousillait, moi je rapetassais.

- Tu lui en veux.… C’est presque de la haine quand tu parles d’elle. Ça me fait un peu peur tu sais.

Je ne réponds pas. Sonny Rollins attaque la reprise du thème « Striver’s Now », de son timbre écorché. Je propose de continuer notre promenade.

- N’aie pas peur mon amour. C’est vrai, j’en ai pris un sacré coup avec cette histoire, et je suis resté longtemps un peu… un peu sinistré, du côté du cœur. Mais c’est du passé tout cela. Mathilde n’a plus trois ans, elle en aura quinze dans un mois. Je t’aime. Je ne te ferai pas payer mes déceptions.

- J’aimerais faire sa connaissance.

- J’y pensais justement. Si tu veux, nous irons la voir à Montreuil.

- Tu es sûr que ça ne posera pas de problème ? Et sa mère, ton ex, qu’est-ce qu’elle en pensera ?

- Oh ! Je pense que cela satisfera sa curiosité, c’est tout. Elle est remariée depuis longtemps.

- Elle est remariée, sans doute avec quelqu’un qui lui convient mieux.

- Sans doute. Ils ont plus de goûts en commun. Elle aime la peinture moderne, la danse contemporaine. J’ai essayé de m’adapter, mais le cœur n’y était pas.

Nous repartons vers la place Saint-Michel. Nous remontons le boulevard après un crochet par la rue de la Huchette, où je lui montre un autre endroit où j’avais l’habitude d’écouter du jazz, autrefois. Le « Chat qui Pêche », où se sont produits tant de grands instrumentistes, est devenu le « Latin Corner ». Je garde son indignation pour moi. Samia ne peut la partager.

Mon esprit vole brusquement très loin en arrière et très peu dans l’espace, vers la rue Saint-Séverin, la rue de la Huchette, la rue Saint-André-des-Arts. Le jazz s’y offrait, autrefois. Chaque étape, au Riverside, au Caméléon, au Storyville, ne coûtait au petit jeune que la peine d’entrer, et parfois une bière pour quelques francs. Je revois Madame Ricard, patronne du Chat-qui-Pêche. « Alors les petits, ça va ? ». Elle laissait descendre sans payer ses petits  à la cave. Là se produisaient parfois, pour le plaisir d’une jam session, après un concert à l’Olympia, les meilleurs musiciens du moment. Moi, visage imberbe, trop mignon pour ne pas attirer les homos, blouson noir, chaussures pointues et manières de petite gouape, je rentrais à pied, espérant faucher un vélo, rêvant d’une voiture, à quatre heures du matin. Mon copain d’enfance habitait Neuilly, comme moi. Son père était éboueur. En traversant le Bois de Boulogne à l’aube, on balançait des chaises dans le lac Saint-James, en signe de révolte. On avait seize ans. On était bête, vicieux, inculte, comme on l’est souvent à seize ans. Mais les démagogues et les mercantis n’avaient pas encore persuadé les ados de cette époque qu’ils étaient le sel de la terre. La pression sociale des adultes continuait d’exister, malgré le bouleversement de la guerre. Dans le métro, malgré l’entassement, on ne se conduisait pas comme des sauvages. On cédait son siège à la vieille dame. Si le blouson noir se battait, il fallait que ce soit à la loyale, à un contre un. Il y avait un peu de l’Iliade dans les banlieues.

On avait seize ans, l’âge que Mathilde aura l’année suivante. Le jazz était notre religion. On s’époumonait dans des instruments de location, on volait des « 45 tours » dans les grands magasins. On retournait voir encore et encore « Les Tricheurs », de Marcel Carné, pour le solo de batterie de Lionel Hampton, ou « Ascenseur pour l’Échafaud », à cause de Miles Davis. Naturellement, je ne fichais rien à l’école.

Tout cela était mort. Les discothèques avaient cédé la place à ces restaurants grecs, arabes, asiatiques. Les odeurs de graillon s’étaient substituées aux envolées chromatiques de saxophones en délire, qui se jetaient à vos oreilles quand s’entrouvrait la porte de ces lieux de délices.

Je suis content d’avoir connu ça. Je suis certain que sa nostalgie n’a rien à voir avec mon âge. C’était juste que tout s’est barré en couille, la musique vivante comme le reste, la douceur de vivre comme la politesse. C’est comme une marée de sottise, de snobisme, d’esprit de lucre, qui a tout emporté. Et maintenant, pour faire bonne mesure, l’importation à haute dose de l’arriération et de l’inculture, qui s’ajoute à l’inculture et à l’arriération que toute société possède déjà de façon endogène.

J’ai eu raison de partir, non pour trouver ailleurs ce qui existe peut-être encore moins qu’en France, mais pour me replier dans un petit univers où le crétinisme est assourdi par la distance, où ne parvient plus la tonitruante vulgarité de l’humoriste radiophonique, où personne ne me dit à quelle allure je dois faire marcher mon bateau.

Samia ne peut davantage comprendre mon exaspération quand je constate, en passant à la hauteur des Presses Universitaires de France, que la librairie a été vendue à un marchand de frusques. Je constate :

- Elle était très conformiste, finalement.

- Qui ça ?

- Isabelle.

- Conformiste ? Tu viens de me dire qu’elle aime l’art moderne. Je me demande si tu connais le sens des mots, même les plus subtils !

- Je me le demande parfois aussi, ma chérie. Tout cela est trop subtil pour moi.

- Ah ! Tu l’admets ! Mais ça ne fait rien, le principal c’est qu’on se comprenne tous les deux.

Nous rentrons en métro. Debout à côté d’elle, nos reflets dans les vitres des portières, je m’émerveille d’être là, à Paris, avec Samia. Mon bateau, qui m’attend de l’autre côté de l’Atlantique, me semble très lointain.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article