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Triptyque

Vivre en Absurdie

 

Résumé

Malgré le plaisir des retrouvailles, il a bien fallu que Frédéric et Samia évoquent le passé avant que de pouvoir en faire table rase, pour un nouveau départ. Le travail de mémoire n'était pas sans danger, on l'a vu ! Mais la force d'attraction est trop forte pour que nos deux héros ne se retrouvent pas dans le même lit, chez l'amie Rachida. Frédéric y vaticine, comme d'habitude...

 

Rêveries – Être Français – Autocritique – A deux dans ma ville – Présentation factice – Un vouloir-croire – Pensées délicates – Arrière-pensées – Un lieu de mémoire.

 

Les yeux grands ouverts dans l’obscurité, couché dans ce lit trop mou, je me demande ce que je fais là. Il y a de petits bruits dans l’appartement. Un grincement de porte, des pas légers : sans doute Rachida, revenue de son travail de nuit. Il doit être quatre ou cinq heures du matin, l’heure où je me livre couramment à mes rêveries éveillées.

Qu’est-ce que je fais là, avec sur le mur, cette affiche de Bob Marley, alors que je déteste le reggae, la musique la plus monotone qu’on ait jamais créée, et la religion rasta, la plus bête qu’on ait jamais inventée…

C’est drôle, quand même, cette Rachida qui abat ses douze heures de labeur par jour, plus les déplacements, plus le travail à la maison, alors que les maghrébins ne passent pas pour être amoureux du travail. C’est drôle, aussi, cette femme née à Saint-Chamond, comme Pinay, qui est donc Française de naissance, et a pourtant deux passeports, un algérien et un français, comme me l’a appris Samia. Elle aussi a deux passeport. C’est drôle d’entendre Rachida et Samia parler de leurs voisins ou de leurs copains de sortie : certains sont français, d’autres ne sont pas français, bien que tous de nationalité française. « Français » prend dans leur parler un sens évidemment ethnique…

Qu’est-ce que je fais là, dans cette chambre à Aix-en-Provence, auprès de cette femme que je connais depuis près d’un an (je compte sur mes doigts : neuf mois exactement, soyons précis), mais auprès de qui je n’ai vécu qu’un pauvre total (autre calcul) un total qui ne doit pas culminer à plus de trente jours ? Au fond, elle a passé presque autant de temps avec le vieux. Et moi j’ai cohabité sans doute plus de deux ans avec une femme que je ne supporte pas, si j’additionne tous les séjours à bord de Françoise. Tout ça est absurde. Les femmes nous font vivre en Absurdie, un pays où elles font la loi…

Samia dort, mais comme souvent elle grince des dents dans son sommeil. Je la touche du coude.

J’ai souvent cette impression de ne pas être à ma vraie place, de ne pas être en train de faire ce que je dois faire. Je me passe à la question :

- Tu es père d’une petite fille – non, d’une adolescente - de seize ans, et tu n’es pas auprès d’elle.

- C’est foutrement vrai mais cela je n’y peux rien.

-Tu es père d’une femme de trente ans, mariée, que tu croyais n’être que ta petite cousine. Elle est bouleversée, elle a sans doute besoin de toi, de ta présence, pour reprendre pied dans cette nouvelle réalité. Et tu es là, à cultiver des relations impossibles avec cette Samia, au lieu de te tenir à la disposition de cette enfant perdue et retrouvée !

- C’est exact mais j’ai fait ce que j’ai pu. Si je suis trop insistant maintenant, elle risque de sentir cela comme une manifestation d’autorité ; celle d’un pater familias qui débarque brusquement avec le grand sourire du type content de lui et qui va tout arranger. Cela lui serait odieux. Il faut la laisser faire son chemin toute seule, et être simplement présent quand ce sera le moment.

- Tu es marin, marin amateur, mais cela revient au même. Tu sais bien que les bateaux qu’on laisse seuls en profitent pour faire toutes sortes de bêtises. Tu pourrais appeler les amis de « Varuna » pour voir si tout va bien. Cela fait deux semaines que tu ne l’as pas fait. Tu te prépares des ennuis, par ton insouciance !

- C’est vrai, je le ferai demain. Je me laisse aller, il ne faut pas que les avatars de ma vie sentimentale me fassent oublier mon boulot.

Bercé de bonnes résolutions, je voudrais bien retrouver le sommeil. Tout est silencieux, hormis les ronflements réguliers de Samia. Demain, ou plutôt tout à l’heure, je lui proposerai une balade, dans la « voiture qui tue ». Je lui proposerai aussi de venir avec moi à Paris. Je me vois avec elle, me promenant dans ma ville, main dans la main…

 

Elle n’aime pas être redevable. Elle a été difficile à convaincre. Quelques jours plus tard, à Paris, elle m’affirme qu’elle a d’abord refusé ce voyage parce qu’elle n’a pas d’argent, et qu’elle ne veut pas être en dette avec moi. Elle craint que les questions matérielles ne polluent notre amour. Je me sens comme au paradis, mais la date de mon départ approche.

- Qu’est-ce qu’on va faire, ensuite ? Dans cinq jours, lundi prochain, je prends l’avion. Ça va être dur, de se séparer !

- On a l’habitude, non ? On a passé notre temps à cela ! Moi en Martinique, toi au Venezuela, toi au Brésil, moi en Colombie…

Nous marchons dans la rue du Four, vers le Boulevard Saint-Germain. Nous parlons de nos sentiments et des obstacles auxquels ils se sont heurtés, comme si une vilaine fée les avait élevés.

- Quand j’étais à Cartagena, je pensais à toi chaque fois que je passais dans le Parc du Centenario. Tu sais pourquoi ? À l’entrée du parc il y a un monument avec un aigle, à propos de l’indépendance de la Colombie. Je l’ai dessiné, je te montrerai. La date c’est la veille de ton anniversaire.

- Tu me raconteras ton voyage à Carthagène ? Jusqu’ici, on n’a pas eu beaucoup le temps.

- Oui, encore une fois on n’a pas eu beaucoup de temps. Je suis revenue et tout de suite après on est reparti chacun de notre côté, toi à Paris en passant par Toulouse, moi à Tortuga…

C’est une façon de présenter les choses, en effet. Je lui fais sentir, par une pression de la main, que je suis d’accord avec cette présentation factice. Il n’y a pas eu de Fanny, il n’y a pas eu de Maurice et de « Roudoudou ». Il n’y a que notre alliance et ce merveilleux temps présent. Elle a besoin de cette fiction, et peut-être est-ce dans l’ordre des choses que de déshabiller le passé pour vêtir le futur.

Paris me paraît tout nouveau, avec Samia à côté de moi. Elle marche d’un bon pas, qui me convient. Elle n'est pas comme beaucoup de femmes, avec qui une promenade devient vite pénible en raison des arrêts devant les vitrines. Mais l’une d’elle la fait ralentir.

- Oh ! Regarde !

C’est un magasin de mode comme les autres. Fashion Future, dit l’enseigne. Cette manie de l’anglais, les cuistres !

- Tu as vu quelque chose qui t’intéresse, chérie ?

- Non, rien… Ça me faisait penser…

- À quoi mon cœur ?

- À rien.

Du Boulevard Saint-Germain, je l’entraîne rue Grégoire-de-Tours pour rejoindre la rue Saint-André-des-Arts.

 

Il ne faut plus que Samia ait le sentiment d’être sur le paillasson, selon l’expression qu’elle a employée lorsque je l’ai retrouvée, sanglotante, dans les toilettes de « Marjolaine ». Je veux croire que cette détresse est celle de quelqu’un n’ayant jamais été pleinement accepté, intégré, et qui se sent dans une situation de précarité sociale et affective. Je décide de la faire entrer dans ma vie aussi totalement que possible. Je la persuade de déjeuner le lendemain avec Colette.

- Ta sœur ? Tu m’as dit que tu en as plusieurs. Alors laquelle ?

- Colette, ma sœur cadette. Les deux autres, l’une habite en grande banlieue, l’autre est à l’étranger.

- Et tu lui as parlé de moi à ta sœur ?

- Oui, un peu. On est assez intime, elle et moi…Viens, on va passer par là, ça va me rappeler des souvenirs.

Dans le passage du Commerce, je lui montre le café Procope.

- C’est sans doute le plus ancien café de Paris. Rousseau y venait, les révolutionnaires de 89 s’y rassemblaient… Tu es déjà venue à Paris ?

- Oui mais ça fait longtemps, quand je me suis sauvée de chez moi. Ça fait vingt-cinq ans... À cette époque, une femme de quarante ans, pour moi, c’était une vieille. Voilà je suis devenue une vieille et qu’est-ce que j’ai fait ? Rien. Où est-ce que je vais me retrouver dans dix ans, hein ? Pour toi c’est facile. Tu as vingt-cinq ans de plus que moi, tu es à la fin de ta vie. C’est bien beau de proposer à quelqu’un qui a vingt-cinq ans de moins de vivre ensemble, mais dans dix ans si ça se trouve tu ne seras plus là et moi qu’est-ce qui me restera, qu’est-ce que je deviendrai ?

- C’est gentil, c’est délicat, je badine.

- Tu trouves ça drôle peut-être, de vivre avec quelqu’un sans faire de projets ? Parce que finalement qu’est-ce que tu me proposes, à part cohabiter ?

- Je ne trouve pas ça si mal. Le reste, les projets, ça vient ensuite, de façon naturelle.

- J’ai bien vu quand je me suis fait avorter le genre de projets qu’on pouvait faire. Pour le reste tout ce que tu as c’est une barque et tout juste de quoi vivre à deux.

Je retiens une réponse acerbe et suggère de s’arrêter pour prendre un verre. Nous nous installons sur de minuscules tabourets. On nous présente la carte. Les tarifs sont ridiculement élevés et les sièges ridiculement inconfortables. Presque toutes les petites tables alignées sur le trottoir sont occupées.

- Tu as raison je ne roule pas sur l’or, mais vois-tu cette vie je l’ai choisie. J’aurais pu continuer à gagner cinq ou six mille euros par mois sans trop me fatiguer…

- Tu gagnais autant ? C’est ce que tu dis, encore faudrait-il le prouver.

- Tu penses que je mens ? Ça serait bien bête, de se vanter de ce genre de chose. Il n’y a pas de quoi.

- Alors pourquoi tu n’as pas continué ? Tu vivrais à l’aise, au lieu d’hésiter à t’acheter une chemise.

Le ton était passé à la gentille moquerie. Les nuages s’éloignent. Samia a besoin de ces modestes victoires. Je l'en gratifierai, et j’en aurait le cœur net sur notre futur, de même que le passé s’était finalement éclairé, à propos d’Isabelle.

- Tu me disais que tu es venue à Paris il y a vingt-cinq ans. Tu avais donc, ma chérie…

- Seize ans. Tu te rappelles la marche des beurs ?

- Tu étais avec eux ?

- Non, mais je me suis sauvée de chez moi peu après. Peut-être que ça m’a donné l’idée, je ne sais pas très bien.

- Tu étais malheureuse chez toi ?

-Tout allait à peu près bien jusqu’au moment où j’ai eu mes règles. Où je suis devenue une femme, quoi. Alors ma mère a commencé à me pourrir la vie. Je devais avoir treize ans, tu vois que j’ai patienté encore trois ans avant de me barrer. Elle voulait me marier au bled avec un Tunisien, elle me traitait de putain… Bref je me suis retrouvée un soir sur le bord d’une route, mon baluchon à la main. Ma première idée, c’était l’Italie. J’y étais allée en voyage scolaire, à Florence, et ça m’avait fasciné, les monuments, l’art, le soleil… Les gens avaient l’air gai, pas comme à Saint-Étienne. Je voulais apprendre l’architecture, devenir une artiste, ou au moins une spécialiste. C’est normal de rêver à cet âge, hein ? On n’a pas encore l’esprit pollué par la réalité.

- C’est normal, mon cœur. Et tu es allée à Florence ?

- Non. J’étais sur le bord de la route, le soir tombait, je commençais à avoir peur. Jamais je n’ai eu autant besoin qu’on m’aime, qu’on me donne de la force… Non je ne suis pas allée à Florence, je me suis retrouvée à Paris dans un squat. Mais je ne regrette pas d’être partie. C’est ça qui m’a permis d’être ce que je suis… Que ça te plaise ou non.

- Tu aurais aimé être une artiste, c’est ça ?

- Oui, mais finalement c’est ma vie qui est devenue ma création. C’est ce qu’on doit essayer de faire de sa vie : un chef d’œuvre, peut-être jamais achevé, dont nous sommes le peintre.

- Un chef d’œuvre, c’est peut-être beaucoup, non ?

- Si, un chef d’œuvre. Tu ne trouves pas que la vie est le plus beau tableau que nous pouvons peindre ? Chacun avec ses couleurs. Moi je suis heureuse dans ma vie, j’aime ce que je fais, je ne suis pas à plaindre. Tout le monde n’est pas dans mon cas, certes, mais ça je n’y peux rien. Souvent les humains passent à côté de l’essentiel, c’est-à-dire le bonheur.

- Certainement, mon cœur. Et peut-être que nous sommes passés un peu à côté, jusque-là, tous les deux.

- C’est un peu à cela que je faisais allusion, vois-tu…

Le serveur en tablier bleu à l’ancienne apporte les consommations. Je lui tends un billet de vingt euros, tout juste suffisant. Ce n’est pas avec ma pension que je pourrais vivre à Paris, surtout avec une personne à charge. Car quel genre d’emploi pouvait trouver ma princesse ? Qui reprend :

- C’est drôle ! Quand je me suis retrouvée à Paris dans mon squat avec cette bande de défoncés je ne me suis pas laissé aller. J’ai cherché du boulot et j’en ai trouvé assez vite, comme serveuse dans une crêperie. Tu me vois, habillée en bretonne, avec une coiffe ! Ça a duré jusqu’au moment où le patron a voulu exercer son droit de cuissage. Je suis retournée zoner, mais je me sentais pas à l’aise dans cette bande. Eux ils étaient en révolte contre le système. Moi j’étais seulement révoltée contre ma famille. Je voulais trouver un vrai travail. J’ai vite compris que sans diplôme j’arriverais à rien. Je suis revenu à Saint-Étienne, j’ai repris mes études, j’ai passé mon bac, un bac technique santé et social, puis j’ai fait deux années de fac pour obtenir un brevet d’animatrice culturelle. Je l’ai eu du premier coup !

- Et ta famille ? Comment elle t’a accueillie, à ton retour ?

- C’est simple je suis arrivée, ma mère m’a dit : « Fous le camp, saleté ! ». Je suis partie, j’ai un peu erré puis j’ai rencontré une fille. On a habité ensemble.

- Une homosexuelle ?

- Au début je le savais pas. J’ai découvert l’homosexualité avec elle, ouais. C’était ma première expérience, en dehors d’une petite aventure d’adolescence, à l’école. Même pas une aventure…

Elle finit son verre et a cet air dur que j’ai appris à connaître, comme préludant à un mutisme prolongé ou à une agression plus ou moins ouverte. Plus tard, elle me racontera Pauline. Je propose de continuer notre promenade. Un peu plus loin, nous entrons au « Caméléon », l’un des seuls établissements de jazz des années soixante ayant survécu au raz-de-marée réglementaire et à la rapacité des marchands de soupe.

- Je venais souvent ici quand j’avais vingt ans. Ça n’a pas changé, c’est incroyable…

- Tes vingt ans ici, les miens à Marseille. Où est-ce que tu étais, quand j’avais vingt ans ?

- J’avais quarante-cinq ans donc. Ce que je faisais en quatre-vingt sept ? J’étais revenu à Paris, après une année passée en province. J’avais démissionné d’un poste de Directeur de la Communication. J’étais dans une période de flottement, sur le plan professionnel, puis j’ai recommencé à travailler comme indépendant dans la pub, et les affaires ont été bonnes. J’ai acheté un studio à Bois-Colombes pour loger mon fils, qui avait dix-huit ans. J’avais acheté mon deuxième bateau l’année précédente, je faisais des balades en Corse et en Italie…

Je ne suis pas mécontent de montrer à Samia que je ne vivais pas dans le dénuement, bien au contraire.

- Et tu avais rencontré la mère de ta fille ?

- Non, il s’en fallait de deux ans. En quatre-vingt sept, j’étais séparé d’une femme que j’ai beaucoup aimée. Je te l’ai peut-être dit.

- Je m’y perds un peu, avec toutes ces femmes.

- Toutes ces femmes ! Il y en a bien peu qui ont compté, tu sais, et tu en fais partie. Il y a eu la mère de mon fils, qui s’est tuée dans un accident de voiture en quatre-vingt. Il y a eu Marie-France, que j’ai rencontrée un an plus tard… Au début, ça n’a pas été une relation exclusive, puis ça l’est devenu. En somme, je suis tombé amoureux d’elle…

- Elle avait quel âge ?

- Elle avait trente ans quand on s’est rencontré.

- Tu lui as fait un enfant ?

- Elle en voulait un, dès le début de notre relation, mais ça m’a semblé trop précipité. On se connaissait à peine, et Gaël vivait avec moi. Il avait treize ans. Ce n’était pas facile pour lui, seul avec son père, et ayant perdu sa maman. Bref, je ne voulais pas lui imposer trop vite une belle-mère, et un demi-frère. Il avait besoin de stabilité…

J’hésite. Comment Samia interprétera la suite ?

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